«Après l’ivresse de la 1ère moitié de carrière, c’est la gueule de bois»
La crise du milieu de vie professionnelle est un phénomène répandu et parfois dramatique. Une psychanalyste, un coach, un recruteur et une administratrice de sociétés débattent ici les enjeux qui se jouent derrière ce mitan de carrière.
Photos: Olivier Vogelsang/disvoir.net pour HR Today
Bernard Radon, vous coachez de nombreux cadres de 40+ qui traversent des crises professionnelles. Comment décririez-vous ces perturbations?
Bernard Radon (BR): Je vois plutôt une saga. De 25 ans à 45 ans, grosso modo, tout va bien. L’ascenseur social est là et la trajectoire monte en flèche. Entre 40 et 50 ans, ces managers touchent un plafond: une routine s’installe, ils s’ennuient et n’ont plus envie de motiver leurs équipes. Comme les difficultés s’amplifient, ils cherchent à passer au niveau supérieur. Donc ils postulent, alors que personne ne leur a rien demandé. Et là, c’est le choc. Comme – très souvent – ils n’obtiennent pas le poste, ils s’opposent au nouveau directeur (qui vient d’être nommé, ndlr). Et deux ans après, ils se font licencier. Voilà, à peu près, comment cela se passe.
Donc dès 40 ans, l’ennui s’installe, le manager cherche de nouveaux défis et il clashe avec son patron...
BR: Oui. Il suffit de regarder les CV sur LinkedIn, très souvent, après une progression de 15 à 20 ans dans une grande entreprise, ils changent de job. Puis vient la dégringolade, ils passent d’une entreprise à une autre, avec des rôles de moins en moins prestigieux.
Alexandra Post Quillet (APQ): C’est un des scenarii possible. De nombreux managers de 40+ sont contents de leur situation mais sentent la pression des jeunes qui arrivent derrière, plus dynamiques et moins chers. C’est très désécurisant. Et il y a aussi des personnes qui ne cherchent pas forcément à monter dans la hiérarchie. Elles sont plutôt en recherche de sens. C’est une période où l’on se pose beaucoup de questions sur les vingt ans qui nous restent à travailler.
Vincenzo Ganci (VG): Je suis d’accord. Je vois grosso modo deux cas de figure. Dès 50 ans, les cadres affrontent une forte résistance, parce que les entreprises privilégient les hauts potentiels plutôt que les «hauts contributeurs». Et un trentenaire aura toujours plus de potentiel de développement qu’un quincagénaire. C’est un fait. Mais il y a aussi des cadres qui ont roulé leur bosse, qui ont beaucoup travaillé, et qui souhaitent lever le pied et trouver une position de deuxième plan, où ils peuvent s’épanouir professionnellement sans passer 12 à 14 heures au bureau.
Lito Panayotopoulos (LP): Vos exemples montrent qu’à un moment donné, les managers renoncent à une compétitivité entretenue, gratifiante et gratifiée. Au fond, ils souhaitent changer de paradigme. Soit dans une démarche de recherche du sens, soit par fatigue, tout simplement. J’ajouterais qu’il y a beaucoup de cas de figure individuels. Cette période est souvent celle des crises familiales, les enfants – s’il y en a – commencent à s’émanciper, ils deviennent des figures en miroir; c’est aussi le moment où l’on doit intégrer sa propre finitude et accepter la fin de sa carrière. Ce n’est pas facile de quitter un modèle de constant développement pour aller vers une stabilisation, voire même un renoncement, sans forcément renoncer au plaisir et au sens que cela apporte de travailler. Vous soulignez l’ennui (Bernard Radon, ndlr). C’est intéressant, car l’ennui est une dimension très importante de l’adolescence. Eux aussi doivent apprendre à vivre avec l’ennui, accepter qu’ils ne seront pas toujours dans l’excitation, le développement et l’acquisition.
Cette crise du milieu de vie professionnelle n’est-elle pas aussi une reconfiguration de la place du travail dans nos sociétés, à l’image des générations Y, qui ne veulent pas tout sacrifier pour le travail?
APQ: A mon avis, cette notion de sens joue un grand rôle. J’ai de nombreux collègues qui ont choisi de prendre une autre voie dès 40 ans. Ils optent pour des postes moins importants ou choisissent de devenir indépendants. Cela dit, je vois aussi des patrons qui ne lâchent rien jusqu’à 70 ans, souvent dans des PME familiales. A l’inverse, je vois aussi des jeunes qui ne souhaitent pas travailler au-delà de 80%.
VG: Je ne crois pas à ces lectures générationnelles trop rigides. Certaines personnes de la Génération X raisonnent encore comme des Baby-Boomers. Ils placent le travail en priorité numéro 1. D’autres souhaitent lever le pied, trouver du sens, et retrouver une sphère privée qu’ils ont négligée pendant des années.
BR: Oui, mais je crains que ces comportements les marginalisent.
VG: Vous avez raison, c’est un comportement qui n’est pas encore socialement accepté dans le monde de l’entreprise.
LP: Le sociologue français Alain Ehrenberg (ndlr, La Fatigue d’être soi – dépression et société, éd. Odile Jacob, Paris, 1998) parle des valeurs que ces changements de trajectoire incarnent. Car que cela soit une valeur de réalisation de soi par l’entreprise, ou une valeur par quête de sens ou de plaisir, cela reste des valeurs qui sont centrées sur l’individu. C’est le grand changement qu’a connu notre société depuis la Seconde Guerre mondiale. Vous parlez d’être marginalisé... le risque dans ces moments de basculement, de rupture et de changement, c’est de se retrouver en porte-à-faux par rapport à des valeurs qu’on est censé représenter et réaliser. Car les valeurs de performance coexistent avec des valeurs qui donnent un sens à votre vie, et qui vous donnent une place dans un groupe social.
On compare parfois ces crises de milieu de vie à un «reset des valeurs». Après avoir utilisé des valeurs d’emprunt pendant 20 ans (empruntées au contexte familial et éducatif notamment), nous réalisons vers 40 ans le décalage qui existe entre ces valeurs d’emprunt et nos vraies valeurs personnelles ... Qu’en pensez-vous?
BR: Ces valeurs me semblent un mensonge. Je m’explique. Les organisations – quelles qu’elles soient – sont très normées (ISO 9000, 14000, etc.). Et si l’individu ne s’ajuste pas continuellement à ces normes, le système le rejette. Il n’y a donc que très peu de place pour les valeurs personnelles dans les organisations modernes.
APQ: Je ne suis pas d’accord. Tout dépend du contexte. Un groupe familial ou une coopérative n’ont pas les mêmes valeurs qu’une multinationale comme Nestlé par exemple, où les valeurs de performance et de rendement sont très importantes.
Mais quelle place pour les valeurs individuelles?
APQ: Elles devraient être en adéquation avec les valeurs de l’entreprise, sinon vous n’êtes pas à votre place. Personnellement, j’ai d’abord travaillé dans des grands groupes, puis à mon compte et aujourd’hui je siège dans des conseils d’administration. Avant d’accepter un mandat, je cherche à comprendre la culture de l’entreprise et de voir si elle calque avec mes valeurs. Cela dit, je suis d’accord avec cette idée de «reset des valeurs», je l’appellerais plutôt un recentrage des valeurs.
VG: Je trouve un peu fort l’image du «reset», qui est une remise à zéro. Un individu évolue certes, il mûrit et il change. Mais je ne crois pas à la transformation radicale à 180°.
LP: Oui, le mot «reset» est assez fort. L’individu ne renaît pas de ses cendres comme un phénix. Chacun traîne ses valises, c’est bien cela la difficulté d’ailleurs.
BR: J’ajouterais que ce n’est pas uniquement la multinationale qui presse et qui oppresse. J’accompagne aussi des cadres du secteur public. Eux aussi doivent combiner avec des critères économiques très durs.
Si je résume: l’économie est sans pitié et très normée, du coup, la marge de manœuvre des valeurs individuelles est assez limitée?
BR: Oui, très limitée.
LP: Je n’opposerais pas les valeurs individuelles aux valeurs économiques. Ce serait faire l’impasse sur les valeurs sociales et morales notamment. Les institutions publiques en sont d’ailleurs truffées. L’identité culturelle et personnelle se fonde sur un réseau de combinaisons qui vont de la famille à l’école et aux groupes sociaux, dans lesquelles on est immergé tout au long de notre existence.
APQ: J’ajouterais que la non adéquation d’un profil de poste et d’une personne peut arriver à tout âge.
BR: Oui, mais à 50 ans, elle est plus brutale. Quand vous avez 35/40 ans, vous trouvez une place ailleurs. Mais quand vous avez 50/55 ans, cela devient beaucoup plus difficile.
APQ: Oui, et cela pose la question suivante: que faut-il entreprendre pour garantir son employabilité à partir de 50 ans?
Dans les témoignages recueillis pour ce dossier, deux cadres de haut vol qui ont perdu leur emploi entre 40 et 50 ans, expriment leur amertume envers l’entreprise (lire en page 25). «L’excellence ne suffit pas», dit l’un d’eux. Qu’en pensez-vous?
BR: Vous savez ce que l’entreprise répond aux personnes qui disent cela? «Mais Monsieur, c’est pour cela qu’on vous a payé!».
LP: Ce sont des gens qui vivent leur échec – quelles que soient les raisons – sur le mode du sacrifice. Comme s’ils avaient été dupés en s’investissant trop pendant trop longtemps, en ayant peu de réserves ailleurs. Car les échecs, même cuisants, il y en a. Et c’est vrai qu’à partir de 50 ans, c’est beaucoup plus compliqué.
Mais ces témoignages donnent l’impression qu’il n’y a rien à faire pour prévenir ces difficultés?
APQ: Cela reflète aussi les changements du marché de l’emploi depuis une dizaine d’années. La sécurité de l’emploi n’existe plus. Il est devenu primordial de ne pas se consacrer entièrement à l’entreprise qui nous emploie, mais de toujours continuer à réseauter, de garder un œil ouvert et de ne pas sacrifier sa vie. Cette souplesse est clé.
BR: Oui, cette prise de recul est salutaire. Les gens s’accrochent trop à leur poste et à leur entreprise. C’est de là que vient le drame.
VG: Oui, il ne faut jamais mettre tous les œufs dans le même panier. J’appelle cela la règle des quatre piliers. Il faut essayer de trouver le bon équilibre entre la vie professionnelle, la vie familiale, la vie sociale et les autres intérêts. Cela permet de ne pas être trop déstabilisé si la vie professionnelle ne correspond plus à ce que l’on souhaite.
BR: Oui, durant la première moitié d’une carrière, une certaine ivresse s’installe. L’ivresse de grimper toujours plus haut, de gagner plus, d’avoir un plus grand bureau, des voitures... et puis, un jour, tout s’effondre et c’est la gueule de bois!
Un manager qui aurait la gueule de bois pourra lire Halftime de Bob Buford, un bestseller américain qui développe la thèse des deux mi-temps d’une carrière (lire en page 18). Au moment de la pause entre ces deux mi-temps, Bob Buford propose plusieurs questionnements que je résume ainsi: prendre son temps, réfléchir de manière structurée et avec honnêteté à son avenir. Qu’en pensez-vous?
LP: C’est une approche très morale. Bienheureux celui qui parvient à tenir ce discours. Car au fond, c’est une manière de positiver la crise. Je pense néanmoins qu’il ne faut pas sous-estimer cette gueule de bois. Car ces contrecoups peuvent être des passages noirs.
Qu’entendez-vous par «ne pas sous-estimer la gueule de bois»?
LP: Si vous êtes mal et absorbé par la gueule de bois, vous n’allez pas courir le guilledou et faire des tas de projets. Vous êtes au fond du plumard et vous attendez que ça passe. Dans le meilleur des cas, vous aurez l’énergie pour vous dire que cela va passer. Mais si vous êtes inquiet, cela risque d’engendrer un sentiment d’échec. Et souvent, c’est là que les crises de milieu de vie rencontrent les fragilités personnelles.
Que proposez-vous pour sortir de l’impasse?
VG: Je conseillerais d’anticiper ces moments, de ne pas attendre d’être au bord de la falaise pour réagir. Je proposerais d’agir sur la flexibilité, d’accepter de ne plus travailler à 100%, d’être consultant et de chercher des mandats. En clair, d’envisager une façon différente d’intégrer l’entreprise. Et aussi de travailler son réseau. Je vois trop de managers qui tombent dans cette ivresse, qui s’investissent à 100% dans leur vie professionnelle et qui, une fois qu’ils perdent ce moteur, n’ont plus rien, car ils ont omis d’investir dans leur réseau.
LP: Et très souvent, leur femme les quitte. Car tout s’effondre.
APQ: Ou leur époux.
Cette crise de milieu de vie professionnelle est-elle asexuée?
BR: Oui.
LP: Je ne suis pas certaine. Dans la pratique, c’est plutôt les hommes qui traversent des moments difficiles professionnellement.
APQ: Oui. Les positions les plus élevées de l’économie sont occupées en grande majorité par des hommes.
Quels conseils leur donneriez-vous pour se relever?
APQ: D’être bienveillant avec soi-même et d’aller chercher un peu de bienveillance autour de soi. Raison pour laquelle c’est si important de cultiver son réseau. Parlez avec des personnes qui sont aussi passées par là, elles vous comprendront. Je conseille aussi de se faire accompagner. Personnellement, j’ai traversé un questionnement il y a trois ans. J’ai fait un bilan de compétences. Pouvoir mettre les choses à plat et échanger ne vous donnera pas nécessairement une solution, mais cela amènera des pistes.
VG: Mon conseil serait de relativiser.
LP: Oui. Le but serait de sortir de cette dimension addictive et de revenir à quelque chose de commun et d’ordinaire. Le risque est de se retrouver seul dans une espèce d’auto-accusation culpabilisante. Au contraire, ce qui est structurant, c’est d’être avec les autres, dans un espace d’identification de groupe.