GRH sans DRH

Bien recruter sans dépenser une fortune

Contre les candidats qui savent bien mentir, les recruteurs disposent de toutes sortes d’outils et de techniques. Mais cela coûte de l’argent, et n’est peut-être pas si efficace qu’on le croit. Pour de nombreux patrons de PME, l’intuition reste une valeur refuge.

Plus de 37 pour cent des demandeurs d’emploi mentent pendant leur entretien de candidature et, la plu-part du temps, les recruteurs ne s’en aperçoivent pas. Ceux-ci ne décèlent en effet que 32,9 pour cent des manœuvres destinées à les impressionner – faire semblant d’être d’accord avec eux, occulter certains détails gênants ou fabriquer de toutes pièces des éléments valorisants, par exemple. C’est ce qu’a démontré l’année passée Nicolas Roulin, maître assis-tant à la Faculté des hautes études commerciales de l’Université de Lausanne, dans l’une des rares études de terrain consacrée aux tentatives manipulatoires des candidats à l’embauche.

Pour sélectionner les candidats honnêtes, les grandes entreprises possèdent les moyens de s’offrir tests de recrutement, assessment centers, cours de formation en techniques de questionnement, etc. Mais celles qui n’ont pas de budget? Moins d’un tiers des PME disposeraient d’un responsable RH attitré. C’est un directeur de département, voire le patron lui-même, qui se charge du recrutement. Mission délicate pour des personnes qui, outre qu’elles manquent de temps, n’ont souvent pas été formées à cet exercice. Selon une enquête de conjoncture réalisée dans les pays du G5 par le groupe BNP Paribas Lease, 88 pour cent des patrons de PME trouvent la tâche «très difficile». Plus l’entreprise est petite, plus c’est compliqué: le pourcentage de patrons qui se disent à la peine est 23 pour cent dans les maisons employant jusqu’à 200 salariés, mais de 42 pour cent dans celles qui n’en comptent pas plus de vingt.

L’enjeu financier, on le sait, met bon nombre de recruteurs sous pression. Un véritable marché s’est développé sur leur besoin de se protéger contre le risque de se tromper. C’est ainsi que l’on trouve une quantité de tests de personnalité qui ont été adaptés au recrutement à partir de la psychologie clinique. A califourchon entre la psychologie et la criminologie, le test IP9 mesure les traits névrotiques, obsessionnels, psychopathiques, paranoïaques ou schizoïdes des candidats. Fondée par un criminologue, la société israélienne Midot propose deux tests d’intégrité en ligne, Integritest et Trustee, qui auraient été achetés par plus de 800 sociétés dont Adecco, Manpower, Toys’R US, Pepsi et Visa. Un autre criminologue, Robert Hare, a transposé à une population de cadres supérieurs un test psychologique testé en milieu carcéral pour diagnostiquer la psychopathie. Le produit, baptisé B-SCAN, a été développé en collaboration avec des entreprises du monde entier. Nec plus ultra: certaines parties du cerveau étant activées lorsqu’on ment, plusieurs entreprises américaines testent depuis 2006 des techniques d’imagerie médicale pour déjouer les manipulateurs.

Aucun «effet Pinocchio»

Si ces méthodes ne sont pas parvenues jusqu’en Suisse, l’idée qu’il existe des méthodes pour contrôler le risque d’erreur est ancrée dans la mentalité des recruteurs. En témoigne par exemple la popularité des manuels d’interprétation du langage non-verbal. Or, l’efficacité des codes de lecture est sérieusement remise en question depuis quelques années: la majorité des signaux classiquement associés au mensonge, comme le regard fuyant, ne seraient en fait «pas reliés du tout» à une absence de sincérité, selon des travaux menés en 2002 au département de recherche sur le mensonge de l’Université de l’Etat du Michigan. En 2006, Charles F. Bond, chercheur en psychologie à la Texas Christian University, à Fort Worth, a demandé à plus de 2300 experts dans 58 pays quels étaient pour eux les signes de mensonges les plus flagrants. Près de 65 pour cent d’entre eux ont cité en premier: un regard fuyant. Or cette croyance n’est supportée par «aucune évidence scientifique». Il n’existerait en réalité aucun «effet Pinocchio».

L'illusion du "contrôle"

A cela s’ajoute un phénomène dont les recruteurs n’ont pas toujours conscience: l’excès de confiance. «Il semble que l’expérience induise une illusion de compétence, car les années de pratique n’influencent guère l’habileté des recruteurs à détecter les mensonges. Comme la plupart des personnes engagées donnent satisfaction, ils en déduisent qu’ils peuvent se fier à leurs méthodes», affirme Julien Theler, psychologue du travail et des organisations à Neuchâtel.

Certains recruteurs sont par exemple persuadés que «faire parler» un candidat permet de déterminer s’il dit la vérité. «Les études scientifiques sont ambivalentes sur ce point», rectifie Nicolas Roulin. «En fait, c’est à double tranchant: cela peut tout aussi bien l’inciter à la faute que lui fournir l’opportunité d’exploiter ses talents de manipulateur!» «A elle seule, l’accumulation des entretiens n’améliore pas le score, ajoute-t- il. Ce qu’il faudrait, c’est un vrai feedback. Une idée serait par exemple de visionner des entretiens filmés et d’obtenir ensuite des informations de la part du candidat sur ce qu’il a dit de vrai et de faux.»

Et l’intuition? On dit souvent qu’il faut s’y fier. Reste à définir ce qu’est l’intuition... Une étude menée en 2008 par Stephen Porter, chercheur et consultant en psychologie criminelle à l’Université de Colombie britannique au Canada, a prouvé qu’une milliseconde pouvait nous suffire pour jauger quelqu’un. Cependant, la même étude a montré que nous pouvions ainsi instantanément accorder notre confiance à de dangereux criminels... «Ma propre expérience m’incite plutôt à mettre en garde les recruteurs contre l’intuition», déclare Edna Didisheim, psychologue du travail et consultante RH à Lausanne. Le 8 octobre dernier, dans les colonnes du Financial Times, la chroniqueuse Lucy Kellaway écrivait: «La raison pour laquelle personne n’a trouvé une bonne technique d’entretien d’embauche, c’est qu’il n’y en a pas.» La persistance de ce mythe, concluait-elle, ne tient qu’à «un excès de confiance dans notre capacité à juger autrui».
 

«J’ai rencontré des candidats sans avoir lu leur CV»

Bien que formé à des techniques de questionnement et d’évaluation, Bruno Chevrey, directeur au sein de la Fondation officielle de la Jeunesse à Genève, a testé en juin 2012 un mode de recrutement «expérimental», a priori plus risqué que les procédés standards, pour engager une équipe entière d’éducateurs dans un nouveau foyer d’accueil. Il témoigne.

Quelle a été la première étape?

J’ai décidé de réfléchir à ce que je veux: qu’est-ce que j’attends de mes collaborateurs? Qu’est-ce qui m’importe vraiment? Quelles sont les valeurs auxquelles je tiens dans mon travail? J’ai passé beaucoup de temps à réfléchir à ces questions pour pouvoir y répondre le plus intelligiblement possible.

Comment s’est traduite la prise de risque dont vous parlez?

Pour commencer, je n’ai pas lu les CV. En fait, cela ne m’intéresse pas de savoir ce que les candidats ont accompli dans le passé, ni ce qu’ils maîtrisent ou ne maîtrisent pas comme connaissances. Ce qui compte, c’est ce qu’ils ont envie de faire dans le futur. S’ils ne savent pas faire quelque chose, ils l’apprendront, s’ils sont motivés. Après un pré-tri effectué en amont pour vérifier que les candidats possédaient le titre requis, on m’a transmis 68 dossiers. Je n’ai lu que les lettres de motivation, en zappant les détails se rapportant au passé. J’ai retenu une trentaine de personnes. Je les ai toutes rencontrées et, au lieu de les questionner selon le selon le protocole standard, je leur ai présenté la vision exigeante que j’avais de notre mission. J’observais leurs réactions et je les encourageais à exprimer leur opinion. Ce qui m’a frappé, c’est que j’ai eu le sentiment de rencontrer non pas des candidats, mais des personnes. Pendant des années, j’avais tenté, par toutes sortes de techniques, de «flairer» les candidats. Et là, simplement en étant moi-même, j’y suis arrivé en moins de dix minutes!

Quelle est a été la réaction des candidats?

Pendant l’entretien, j’ai demandé à chacun s’il avait des questions. Certains n’en avaient pas, d’autres s’intéressaient à la répartition des semaines de vacances, par exemple, et quel- ques-uns m’ont demandé des précisions sur la posture professionnelle que je prônais. Ce sont évidemment ceux-là qui ont le plus retenu mon attention. Nous avons discuté du métier. Et quand vous parlez d’un travail que vous aimez, vous avez les yeux qui brillent. C’est cela que je voulais voir. A la fin, il y avait quatorze person- nes que j’aurais toutes pu engager. Et là, j’ai été bien embêté (rires)!

Qu’avez-vous fait?

J’ai dit à tous les candidats, séparément, que je les invitais à rencontrer les personnes avec lesquelles ils seraient peut-être amenés à collaborer. C’était une petite réunion-débat pour voir comment tout le monde interagissait et pour parler du concept éducatif que je voulais mettre en place dans le nouveau foyer. J’ai présenté ma «partition» en invitant les gens à exprimer leurs points de vue. Je voulais voir comment ils comptaient la mettre en musique. Ensuite, je leur ai écrit à tous, y compris à ceux que je n’avais pas retenus. A ceux-là, j’ai expliqué que je restais à leur disposition s’ils avaient des questions. A mon étonnement, ceux qui ont repris contact ne l’ont pas fait pour cela, mais pour me faire savoir qu’ils seraient intéressés si un poste se libérait, parce que ce qu’ils avaient vu leur avait donné envie de travailler pour la FOJ!

 
 
commenter 0 commentaires HR Cosmos

Typographe de premier métier, Francesca Sacco a publié son premier article à l’âge de 16 ans pour consacrer toute sa vie au journalisme. Elle obtient son titre professionnel en 1992, après une formation à l’Agence télégraphique suisse, à Berne. Depuis, elle travaille en indépendante pour une dizaine de journaux en Suisse, en France et en Belgique, avec une prédilection pour l’enquête.

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