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Bientôt des arbitres externes pour prévenir les conflits?

Un arrêt du Tribunal fédéral de mai 2012 invite les employeurs à désigner une personne de confiance pour prévenir les conflits internes. L’interprétation de cette jurisprudence pose plusieurs questions.
 

L’arrêt du Tribunal fédéral (TF) est passé presque inaperçu en mai 2012 au moment de sa publication. Il est en train de provoquer une onde de choc dans les milieux patronaux suisses romands. Tranchant une affaire qui avait opposé l’inspecteur du travail genevois à une entreprise du canton (voir l’encadré), le TF a écrit qu’il «est parfaitement possible d’imposer à une entreprise la désignation d’une personne de confiance dans le but de prévenir les conflits internes pouvant survenir en son sein». Ces quelques lignes vont certainement encore faire couler beaucoup d’encre. Comme souvent avec une décision du TF, les interprétations de l’arrêt varient sensiblement. Comme le souligne Jean-Philippe Dunand, professeur de droit de l’Université de Neuchâtel, «il faut interpréter cet arrêt avec nuance et se garder de lui donner une portée trop générale. Ses implications pratiques devront être précisées, car de nombreuses questions ne sont pas encore réglées».

La première inconnue concerne le profil de cette «personne de confiance». Selon un commentaire de la Loi sur le travail du Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco), «il est nécessaire que cette personne garantisse la confidentialité des entretiens qu’elle aura avec les salariés de l’entreprise et, si elle se trouve dans une structure interne déjà existante, qu’elle n’ait pas de rapports hiérarchiques avec les employés concernés». La personne doit-elle absolument être extérieure à l’entreprise? La question préoccupe surtout les PME. Chef du service juridique de la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie (CVCI), Mathieu Piguet assure que ce «fameux arrêt» cause beaucoup d’inquiétude auprès de ses membres. «Nous avons reçu de nombreuses demandes à ce sujet. Nous sommes en train de plancher sur une solution que nous présenterons à nos membres cet automne». Et quid du DRH? Serait-il en mesure de tenir ce rôle d‘intervenant neutre? Marianne Favre Moreillon, spécialiste en droit du travail, estime que non. «Les DRH peuvent rencontrer une difficulté à être neutres. Or la neutralité est le corollaire de la confiance.»

La deuxième inconnue concerne le devoir de confidentialité de cet intervenant neutre. Selon Pierre Matile, spécialisé en droit du travail à Neuchâtel, le respect de la confidentialité ne s’accorde pas avec le devoir de l’employeur de protéger la santé de ses collaborateurs. «Pour que le patron puisse assurer son devoir de protection, il doit bien être mis au courant des conflits en cours», note Pierre Matile, qui met en garde ici contre une interprétation trop rigide de cet arrêt.
«L’esprit de cet arrêt est avant tout de prévenir les conflits» Un autre point sujet à discussions concerne la définition des «conflits internes» que cette personne de confiance devrait prévenir. Selon Jean-Philippe Dunand, il s’agirait plutôt de «conflits mineurs». Il explique: «L’esprit de cet arrêt est avant tout de prévenir les conflits. Il s’agirait en quelque sorte de mettre en place une soupape de sécurité qui permettrait aux employés d’annoncer en toute confidentialité un conflit en gestation. Mais une fois que le conflit dégénère, c’est de la responsabilité de l’employeur de prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger l’intégrité personnelle des travailleurs, selon l’article 6 alinéa 1 de la Loi sur le travail et l’article 328 du Code des obligations.»

Qu’en est-il sur le terrain? La banque privée genevoise Pictet & Cie est pionnière sur ces questions. L’établissement a mis en place un système d’arbitrage neutre et externe à son entreprise en 2009. C’est un article du professeur, consultant et chef d’entreprise Raphaël H Cohen dans l’Expansion Management Review qui en analysait les tenants et aboutissants en juillet 2010. Bien avant les affaires Birkenfeld d’UBS ou Falciani de la filiale genevoise d’HSBC qui ont montré l’impact d’un conflit mal géré, Pictet avait eu la sagesse d’anticiper le «risque humain» en engageant, par mesure préventive, le premier arbitre interne d’Europe, Yasmine Jhabvala, à qui elle a confié la mission de trancher les éventuels conflits en toute indépendance. Yasmine Jhabvala a quitté l’établissement en 2012, après plus de six ans d’activité, pour se consacrer à sa passion, le piano. Elle a été remplacée par un médiateur externe. Le dispositif mis en place chez Pictet mérite qu’on s’y arrête un instant. Dans son article très bien documenté, Raphaël H Cohen montre comment la création de ce poste d’arbitre externe et neutre est «un changement de paradigme radical en matière de gouvernance d’entreprise.» Il compare ce dispositif externe à la création d’un troisième pouvoir, judiciaire, qui a les moyens d’enquêter et de trancher dans des conflits sans subir de pression de qui que ce soit. C’est le garant d’une plus grande équité.

Le pouvoir de mener une enquête au sein de l’entreprise

Le grand avantage de ce troisième pouvoir tient à son objectivité et à son indépendance. Selon le psychiatre genevois Davor Komplita, la médiation, habituellement utilisée lors de conflits de travail, n’est pas toujours indiquée. Le principe de la médiation est de mettre les deux parties en conflit sur pied d’égalité pour qu’elles trouvent ensemble une solution. Dans une situation de mobbing par exemple, forcer la victime à trouver une solution avec son bourreau est une posture intenable. Davor Komplita propose de nommer cet arbitre neutre et externe: le «juge de paix en entreprise». Un titre qui lui donnerait le pouvoir de mener une enquête au sein de l’entreprise, sans subir les pressions de la hiérarchie et sans être pris à partie par des collaborateurs. Comme l’écrit Raphaël H Cohen, ce juge arbitre «protège l’entreprise et assure les actionnaires, le conseil d’administration ainsi que les propriétaires que les valeurs et principes qu’ils ont choisis sont bien appliqués. Les employés y trouvent bien évidemment leur compte, ce qui devrait également satisfaire les syndicats. Les vrais perdants sont les cadres ou collaborateurs qui profitent du système actuel, dans lequel l’exercice de la justice est le fait du prince. Ce sont ceux qui vont vraisemblablement être les plus opposés à l’introduction d’un mécanisme plus équitable de résolution des conflits.»

Ailleurs en Suisse romande, un dispositif semblable – bien que moins contraignant – a été introduit dans la nouvelle Convention collective entre Impressum (l’association des journalistes suisses) et Presse Suisse (les éditeurs), dont le soussigné a participé aux négociations. Parmi les nouveautés de cette CCT, l’article 17 bis stipule que «Presse Suisse s’engage à promouvoir, auprès de ses membres, le recours à des intervenants externes neutres (médecin-conseil, spécialiste de la santé au travail, assistante sociale, etc.) pour prévenir et résoudre les conflits du travail qui pourraient surgir dans leurs rédactions». Cette disposition n’a jamais été mise en application car les éditeurs ont résilié la CCT en 2012. Affaire à suivre donc.

L’affaire qui a mis le feu aux poudres

C’est un désaccord entre l’Office cantonal de l’inspection et des relations du travail du canton de Genève avec un employeur du même canton qui est à l’origine de cet arrêt du Tribunal fédéral. L’inspecteur du travail a exigé que l’entreprise lui soumette un règlement de résolution des conflits. L’employeur a refusé et l’affaire a été portée devant les tribunaux. Comme l’Etat est con­cerné par l’affaire, elle nécessite une base légale pour entreprendre de futures ac­tions. L’arrêt du Tribunal fédéral du 9 mai 2012 a donc été extrapolé à l’ensemble des employeurs de Suisse. Selon nos sources, les autres offices d’inspection du travail de Suisse romande auraient adopté la même ligne et seraient donc aujourd’hui en mesu­re d’exiger des employeurs un règlement qui traite de la gestion des conflits avec la désignation d’une personne de confiance dans le but de prévenir les conflits.

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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