Black history month en entreprise: colère noire, mais rentrée
Février était le mois de l'histoire de la diaspora africaine. L'événement a été commémoré très discrètement dans les entreprises suisses. Pourtant le racisme au travail reste d'actualité.
Photo: Eva Blue / Unsplash
«Je buvais mon café pendant la pause quand j’ai entendu derrière moi un collègue se plaindre du surnombre d’Africains dans le pays. J’ai commencé à me sentir tellement mal que j’ai dû partir.» C’est une responsable de projets, au bénéfice de plusieurs décennies d’ancienneté, qui parle sous couvert d’anonymat. Ce genre d’histoires est monnaie courante. Surtout, elles sont punissables. L’art. 261bis du Code pénal suisse interdit en effet toute forme d’incitation à la haine raciale en milieu public.
Depuis 1976, le mois de février correspond au Black History Month, le mois de la diaspora africaine. Dans certains pays, typiquement la Grande-Bretagne, la commémoration est décalée en octobre. Le Canada ne célèbre l’événement que depuis 1995 et en Suisse, c’est à peine si on en a entendu parler. Aucune entreprise interrogée pour cet article ne l’a inscrit à l’agenda de ses activités internes.
Seule organisation au courant, l’ambassade américaine, à Berne, a célébré l’événement le 17 février en 2021 – apparemment rien de spécial en 2022 – en choisissant pour thème «La famille noire: représentation, identité et diversité». Les employés de l’ambassade ont lu des poèmes de leurs auteurs afro-américains préférés. (1) C’était pour eux une façon de reconnaître que les artistes noirs ont «toujours joué un rôle essentiel dans la culture américaine» et de saluer leurs «contributions significatives» au rayonnement du continent. Exemples: Joe Frazier, Dizzy Gillepsie...
Une date à ne pas manquer
En Grande-Bretagne, le Black History Month est devenu «un rendez-vous incontournable», écrit la journaliste britannique Reni Eddo-Lodge, auteure du livre «Le racisme est un problème de Blancs» qui a fait le buzz en 2022. L’idée est née au sein du London Strategic Policy Unit (SPU), à l’instigation de sa présidente Linda Bellos, également directrice d’un conseil municipal dans le sud de la capitale. L’événement a pu être organisé normalement pendant deux ans. Margaret Thatcher a biffé toutes les subventions. Les commémorations se sont toutefois maintenues, par intermittence. En général, elles comprennent des expositions consacrées à des artistes issus de la diaspora africaine, des tables rondes et autres manifestations culturelles plus divertissantes: défilés de mode, festivals culinaires, etc. On sent Reni Eddo-Lodge un brin chiffonnée. «Au départ, c’était un mois de l’histoire noire, pas de la culture noire.»
Pourquoi Reni Eddo-Lodge dit-elle que le racisme est un problème de Blancs? Parce qu’il leur appartient de peser de tout leur poids pour rendre le monde un peu plus juste. Dans son livre, elle leur donne même des conseils sur la façon dont ils peuvent s’y prendre. Tout d’abord, reconnaître que la couleur de leur peau leur confère un privilège social qu’ils ne remarquent même plus, tant ils y sont habitués. Ensuite, reconnaître que si le racisme peut s’exercer dans les deux sens, il n’aura jamais le même impact selon qu’il est exercé par le dominé ou le dominant. Enfin, arrêter de se contenter de ne rien faire ou de vouloir passer pour une personne sympa en affichant ses idées anti-racistes en présence de personnes acquises à la cause. «Chers amis Blancs, vous devez parler de race avec les autres Blancs. Vous n’avez rien à perdre. Mais n’embrassez pas l’antiracisme pour séduire un auditoire. Faites-le dans votre cercle privé ou au travail, là où cela ne vous vaudra guère de louanges. C’est plus difficile, mais bien plus judicieux», explique-t-elle.
Le cas de la Suisse
Le dernier rapport annuel de la Commission fédérale contre le racisme (CFR) fait état de 630 cas de discrimination en Suisse. (2) Le CFR précise en préambule que ce chiffre ne reflète pas la réalité de manière exhaustive; il s’agit plutôt d’un «aperçu des cas signalés». Les discriminations sont les plus fréquentes sur le lieu de travail et dans les établissements de formation (scolaire ou professionnelle).
Environ deux tiers de la population considèrent le racisme comme un problème de société grave. Le dernier tiers estime que les mesures prises jusqu’à présent sont insuffisantes, et que la responsabilité en incombe principalement à la Confédération, aux cantons et aux communes. Pour la période 2024-2027, la Confédération et les cantons sont invités à prendre des mesures contraignantes pour faire reculer les discriminations, précise le rapport. Certes, le mouvement Black Lives Matter a déclenché un vaste débat social sur ce sujet, mais on a observé «une résistance à la reconnaissance des pratiques racistes et à la remise en cause des privilèges».
Par ailleurs, les discours de haine raciste sur Internet ont atteint «une telle ampleur quantitative et qualitative qu’ils nuisent au débat démocratique. Il est important d’y faire face et d’adopter des contre-mesures. Les autorités et les centres de conseil doivent aborder le sujet de façon explicite et les élus fédéraux, cantonaux et communaux en particulier, sont appelés à tenir un contre-discours sur Internet». (3)
Les recruteurs helvétiques épinglés
Pour évaluer l’ampleur du problème dans le recrutement, trois chercheurs, Daniel Kopp et Michael Siegenthaler, économistes au Centre de recherches conjoncturelles de l’ETH Zurich, et Dominik Hangartner, politologue, ont mené une vaste étude en Suisse. Ils ont renoncé à la méthode d’analyse controversée qui consiste à envoyer des CV anonymes et fictifs aux recruteurs, pour s’intéresser à des candidats réels en utilisant les données de la plateforme d’emploi Job-Room. (4) Les résultats ont été publiés en 2021 dans la prestigieuse revue Nature. (5) Après avoir examiné plus de trois millions de cas, ils ont pu conclure que les personnes d’origine étrangère étaient contactées en moyenne 6,5% moins souvent que les Suisses à un entretien d’embauche.
La plateforme d’emploi Job-Room regroupe plus de 150000 candidats. Des clics permettent de consulter leur profil et de les inviter à un entretien. Les scientifiques ont pris en considération plus de 450 000 recherches effectuées par des recruteurs, soit un total de 16,9 millions de profils, dont 3,4 millions ont été analysés en détail pour déterminer l’influence de l’origine du candidat sur le traitement de son dossier.
Racisme structurel
«L’existence du racisme en Suisse n’est plus remise en question aujourd’hui», affirment Marianne Helfer et Alain Stampfli, au Service de lutte contre le racisme (SLR) du Département fédéral de l’intérieur (DFI). (6) «Le racisme ne fait pas que structurer la société, il la hiérarchise, précise Alain Stampfli. Le désavantage des uns est toujours lié à l’avantage des autres. Il est difficile de traiter ce sujet, car de nombreuses personnes partent inconsciemment ou même ouvertement du principe qu’elles ont plus de droit que d’autres – et elles entendent bien ne pas renoncer à ce droit, même si cela représentait une avancée pour l’égalité.» Et d’ajouter: «Il est question d’ostracisme et de désavantage, mais le mot «racisme» ne dit pas grand-chose sur le quotidien des personnes concernées et sur les conséquences pour l’ensemble de la société.»
Marianne Helfer relève que la définition proposée par le Forum pour l’étude des migrations et de la population (FSM) introduit un autre terme, celui de domination: «Je le trouve très important, car il implique des formes de violences comme la banalisation des expériences racistes. Le manque de reconnaissance du problème par la société et le monde politique est un obstacle au développement de stratégies durables. Le SLR est souvent invité à dire ce qu’il lui faudrait pour lutter contre le racisme, comme si un problème de société pouvait être combattu par un seul et même moyen. En réalité, il faut toute une série de mesures différentes à différents niveaux. Et aussi des directives plus contraignantes, à l’instar de ce qui est expérimenté dans les programmes d’intégration cantonaux. Au demeurant, ces directives devraient se fonder sur une base légale.»
(1) https://ch.usembassy.gov/tag/black-history-month/
(2) https://www.swissinfo.ch/eng/society/annual-racism-report-flags-630-cas…
(3) Source: https://www.edi.admin.ch/edi/fr/home/fachstellen/frb/rapports-et-monito…
(4) D. Hangartner, D. Kopp and M. Siegenthaler: Monitoring hiring discrimination through online recruitment platforms. Nature (2021). https://doi.org/10.1038/s41586-020-03136-0
(5) D. Hangartner, D. Kopp and M. Siegenthaler: Monitoring hiring discrimination through online recruitment platforms. Nature (2021). https://doi.org/10.1038/s41586-020-03136-0 kopp@kof.ethz.ch
(6) https://www.ekr.admin.ch/f862.html
(7) https://www.serespecter.ch/fr.
C'est quoi le racisme?
Au sens commun, le racisme est surtout associé au rejet, aux jugements de valeur, aux préjugés raciaux. Mais il est aussi ancré dans un système de pouvoir où le groupe dominant possède des privilèges. Les manifestations du racisme qui en découlent ne sont pas forcément conscientisées. On parle de racisme structurel. Ce qu’il faut retenir, c’est que le racisme ne se résume pas seulement à des actions malveillantes isolées; il est historiquement, socialement et culturellement véhiculé par les structures sociales.