Interview

«Ce n'est pas un livre de cuisine qu'il suffirait d'appliquer à la lettre»

L'ouvrage de référence «Gérer et développer les Ressources Humaines» vient d'être réédité. Les professeurs de GRH Bertrand Audrin et Justine Dima deviennent coauteurs avec Yves Emery et François Gonin. Quelles sont les nouveautés? Un modèle intégré basé sur les processus est-il toujours pertinent aujourd'hui? Cette approche est-elle adaptée aux PME?

En quoi l’ouvrage propose-t-il des solutions aux défis actuels de la gestion des ressources humaines (santé au travail, attractivité et digitalisation notamment)?

François Gonin: Toute l’approche que nous développons dans ce manuel vise à favoriser une gestion qui prend en compte l’humain dans les organisations. Avec notre approche par processus, nous cherchons à anticiper les différents défis auxquels font face les organisations.

Lesquels?

FG: Tous! (sourire) Prenons par exemple la gestion prévisionnelle des RH. Elle vise à planifier le personnel dont l’entreprise aura besoin, autant en termes de culture que de compétences. L’embauche est un autre processus clé. Bien faite, elle permet de choisir les personnes qui correspondent le mieux à l’organisation. Le management des performances est un autre thème qui nous est cher. Il permet de clarifier les attentes et de conduire le personnel et les activités de manière à renforcer la motivation tout en évaluant la performance d’une manière qui fasse sens et qui reconnaisse les personnes et les équipes. Et je pourrais continuer avec le développement des compétences ou la mobilité interne.

Yves Emery: Absolument. Il y a aussi un nouveau chapitre sur la prévention et la gestion des départs. C’est un moment clé qui est rarement évoqué dans les ouvrages de management, alors qu’on devrait consacrer autant d’énergie aux départs qu’aux embauches.

Quel lien faites-vous entre un départ et une embauche?

YE: La prévention des départs commence au moment de l’embauche. Prenez les enjeux de santé au travail: dès le 1er jour de travail, il y a une réflexion à mener sur ce qui est important pour la nouvelle recrue, sur sa relation au travail. C’est un processus à mener tout au long de son parcours pour faire en sorte qu’elle se sente au mieux dans son travail. Cela évite les départs qui coûtent cher.

Préserver le bien-être des employés est une pratique RH très en vogue aujourd’hui...

YE: Il faut trouver le bon équilibre entre les pratiques de GRH purement stratégiques, qui partent de l’idée que tout doit s’adapter aux besoins de l’organisation, et à l’inverse, une GRH uniquement humaine qui oublie que le personnel est payé pour atteindre des objectifs et fournir des services aux clients. La vision que nous défendons se situe entre les deux. Nous pensons qu’une bonne GRH devrait rechercher l’équilibre entre les enjeux stratégiques et les enjeux humains.

Comment votre ouvrage traite-t-il l’attractivité des entreprises?

Bertrand Audrin: La plus-value de notre approche est de couvrir l’intégralité de l’expérience employé, avec un suivi du début à la fin. Cela commence à l’embauche avec les adaptations à mener lors de la prise de poste, puis en cours de route, avec la personnalisation de l’emploi et le développement des compétences, et enfin au moment du départ. Nous couvrons tout le cycle de vie du collaborateur. Cela évite une réflexion superficielle sur la marque employeur.

Vous introduisez plusieurs nouveaux chapitres dont un consacré au développement et au changement organisationnel. Pourquoi?

BA: C’est un des fondamentaux de la GRH. Les organisations sont amenées à changer en permanence et il faut outiller les managers RH en conséquence.

FG: Nous constatons aussi que beaucoup de changements échouent car le facteur humain n’a pas été pris en compte. Beaucoup d’énergie est mise dans la dimension technique, légale ou financière du changement, mais la dimension humaine est souvent délaissée.

YE: Nous avons aussi mis en avant la dimension collective de l’organisation: l’équipe, l’esprit d’entreprise, la culture et l’apprentissage organisationnel. C’est cette force du collectif qui fait une organisation performante. Et qui s’en occupe? Ce sont bien les RH qui disposent de cette compétence et de ce savoir-faire.

L’évaluation de la performance collective est une de vos spécialités François Gonin...

FG: Tout à fait, cette méthode a l’avantage de coller à la réalité du travail, de plus en plus collectif, et de donner du sens.

Le modèle intégré par processus est-il pertinent au moment où la flexibilité et l’agilité sont de mise dans les organisations du fait d’un monde VUCA?

FG: Permettez-moi un petit coup de gueule à propos de cette idée que le monde ne peut être que VUCA (volatile, incertain, complexe et ambigu, ndlr). Je m’interroge sur l’inéluctabilité de ce phénomène, tant il correspond aux intérêts de certains milieux. En effet, cette manière de considérer le monde tend à nous imposer d’être flexible et agile en permanence, cela permet de légitimer des changements organisationnels permanents, des charges de travail variables et non planifiables, de l’insécurité et du stress, etc., bref un management dysfonctionnel, qui n’anticipe pas les problèmes, en particulier humains. Oui, le monde évolue et il s’agit de s’adapter, mais en mettant le sens au centre du travail, dans une perspective durable. C’est une question de responsabilité, et à nouveau, d’équilibre.

YE: Dit autrement, il y a un effet yo-yo dans les conceptions de l’organisation, et des organigrammes qui balancent entre une conception très structurée et une vision beaucoup plus fluide et sans structure. Comme toujours, la vérité se situe quelque part entre les deux. Nous proposons un cadre de GRH qui est souple, qui doit être mis en adéquation avec la culture, avec le besoin de réactivité et de stabilité de l’entreprise. Notre modèle est une colonne vertébrale, un cadre dans lequel chaque organisation trouvera son propre dispositif.

BA: Ce n’est pas parce qu’il y a des processus que tout est figé. Notre concept propose une structure, à chacun ensuite de s’approprier les processus. Cette marge de manœuvre est importante à relever. Nous avons d’ailleurs commencé chaque chapitre par une réflexion sur les concepts et les enjeux du processus pour que l’utilisateur puisse traduire ces enjeux dans sa réalité professionnelle. Ce n’est pas un livre de cuisine qu’il suffirait d’appliquer à la lettre.

FG: Il faut aussi clarifier la différence entre procédures et processus. La procédure est la description détaillée d’une succession d’activités qui définit dans le détail qui fait quoi et comment (la recette de cuisine). Le processus est beaucoup plus global, il vise à apporter une valeur ajoutée en fonction d’un public cible qui aura été défini. Notre approche se situe donc à un niveau plus global et stratégique que la procédure.

YE: Oui. Chaque processus répond à un enjeu stratégique de l’entreprise et apporte une plus-value. La procédure peut ensuite être définie dans le contexte. Nous nous inspirons aussi du cycle de l’amélioration continue de Deming, afin que les processus ne soient pas figés, mais eux-mêmes agiles.

FG: Et cette approche par processus permet aussi d’assurer l’équité de traitement et une forme de justice organisationnelle.

Ce modèle (décrit en 700 pages) est-il applicable dans tout type d’organisation, y compris dans une PME?

FG: Oui. Nous proposons une vision globale et cohérente de la GRH, avec une carte de tous les processus. Une PME d’une dizaine de collaborateurs va gérer ses processus de manière plus simple, mais les grandes étapes sont les mêmes. Si vous prenez l’embauche, il faudra réfléchir aux besoins, faire paraître une annonce, sélectionner les candidats, accueillir et intégrer. Ce sera moins formalisé que dans une multinationale par exemple.

BA: Précisons aussi que ce n’est pas un roman, qu’il faudrait lire du début à la fin. La lecture se fait en fonction des besoins. Il y a plusieurs lectures possibles. Nous nous adressons aussi aux étudiants par exemple, qui s’intéressent peut-être moins à la mise en œuvre qu’aux enjeux théoriques. À l’inverse, un professionnel RH commencera par la mise en œuvre et reviendra ensuite aux enjeux théoriques.

YE: Nous visons deux publics cibles dans les organisations. Le management, les cadres, qui ne sont pas spécialistes RH et qui veulent avant tout les outils pour passer à l’action. Et les professionnels RH qui sont des spécialistes et qui ont besoin aussi de comprendre les enjeux théoriques.

Il y a deux nouveaux auteurs: Justine Dima et Bertrand Audrin. S’agit-il donc d’un passage de témoin?

FG: Oui. Cela nous a aussi permis de bénéficier de nouvelles compétences, d’avoir une équipe d’auteurs plus diversifiée.

YE: Le taux de recoupement réel entre la troisième et la quatrième édition est inférieur à 10%. Donc cela a été un énorme travail de réécriture et nous étions très contents d’avoir deux cerveaux supplémentaires. Le travail de révision a duré quatre ans et de 29 fichiers téléchargeables, nous sommes passés à 55.

1Yves Emery, François Gonin, Bertrand Audrin et Justine Dima: Gérer et développer les Ressources Humaines, 4e édition, éd. PPUR, 2024, 727 pages. À commander ici.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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