La flexibilité du temps de travail

«C’est avec soi-même que la bataille décisive sera menée»

Professeur de psychologie du travail à l’Université de Fribourg, Petra Klumb est une spécialiste des effets de l’organisation 
du travail sur les individus et les relations sociales. Elle éclaire ici les grands enjeux de la flexibilité du temps de travail dans les entreprises de demain.

Votre temps de travail est-il flexible, et si oui, comment l’organisez-vous?

Petra Klumb: Tout a fait. J’ai réduit mon taux d’activité à 50 pour cent et comme professeure, je profite d’une grande flexibilité. Mon privilège est d’être très autonome dans mon organisation. Les cours et les séances se tiennent à Fribourg. Mais la plupart de mes activités de recherche peuvent être réalisées n’importe où.

La flexibilité du temps de travail semble répondre aux intérêts des employeurs et des employés. Est-ce vraiment la panacée que tout le monde décrit?

Cela dépend du dosage et de la forme utilisée pour mettre en place ces modèles. Selon une recherche datant de 1999, menée par un collègue de Detroit, Boris Baltes, les solutions flexibles permettent d’augmenter la productivité et la satisfaction. Ces modèles diminuent aussi les arrêts maladie et réduisent les conflits entre vie privée et vie profes-
sionnelle. Mais cette étude montre aussi que les effets positifs s’atténuent avec le temps. Il faudrait donc considérer ces effets sur un horizon plus large, ce qui reste à faire.

L’étude que vous venez de citer indique que les sphères privées et professionnelles se mélangent moins avec des modèles de temps de travail flexible. C’est étonnant, on pourrait penser le contraire…

Oui, j’ai aussi été surprise. Car une autre étude montre que si le conflit de la famille sur le travail se réduit, le travail a plutôt tendance à déborder sur la sphère privée. La ques-tion n’est donc pas réglée. Et les résultats de Baltes mérite-raient d’être repris.

Du côté des employeurs, le grand avantage est de pouvoir s'ajuster rapidement aux exigences du marché. En voyez-vous d'autres?

L’autre aspect positif est d’éviter les heures supplémentaires. C’est un facteur de coût non-négligeable, puisque les entreprises ne doivent plus payer les heures supplémentaires, qui sont reportées à l’année suivante. Ces modèles permettent aussi aux employeurs d’attirer des candidats. Avec des effets sur le taux de rotation et les coûts de recrutement.

Pour les employés, les avantages sont de pouvoir 
mieux combiner d’autres activités (familiales, passions) avec un emploi? Et encore?

Cela répond surtout à un besoin d’autodétermination. Cela dit, les études ont montré que ce besoin n’est pas partagé par tout le monde. Il faut donc affiner ces offres aux attentes de leurs destinataires. Le deuxième point est la récupération des forces. Si on a des temps libres planifiés, on peut mieux organiser des pauses et des vacances. Troisièmement – et cela concerne surtout les jeunes bien qualifiés – les congés sabbatiques sont de plus en plus demandés. Plusieurs de mes anciens étudiants de Fribourg ont pris des longs congés pour voyager, se ressourcer, renouveler des connaissances et élargir leurs champs d’expériences.

Et quels sont les travers de ces modèles de travail 
flexible?

Durant les années nonante, une étude du Wissenschaftszentrum de Berlin a montré que le besoin de flexibilité était moins prononcé chez les employés que chez les employeurs. Les employés en profitent ponctuellement, en cas de maladie d’un membre de la famille, puis retournent très vite à un rythme de vie stable. Les connaissances manquent encore sur ces sujets mais il serait intéressant de comprendre les effets des rythmes de vie différents sur la satisfaction et la santé au travail.

La flexibilité est donc surtout utile à l’économie?

J’entends bien le ton critique de votre question. Et c’est juste de tenir compte de tous les côtés avant de se prononcer. Ma collègue, Lotte Bailyn du MIT (Massachusetts Institute of Technology), aujourd’hui à la retraite, dirait ceci: pour introduire un nouvel horaire de travail flexible, il faut tenir compte des besoins de l’entreprise et des employés. Cela demande des efforts. Mais Bailyn a montré que cette approche concertée améliore la situation des deux cotés.

 

Quels sont les autres désavantages de la flexibilité?

Ces modèles causent en général plus de charges adminis-tratives. Les plans ne sont pas réglés en début d’année une fois pour toutes, mais doivent être en permanence renégociés. Il faut donc éviter les règlements d’entreprise trop compliqués. Je crois aussi qu’on peut réduire ces complications en déléguant le planning aux équipes concernées. Mais notez que cette planification peut être une vraie source de conflits. Pendant les fêtes de fin d’année ou durant les vacances scolaires, personne ne veut travailler.

En quoi ces nouveaux modèles sont-ils le reflet de changements plus profonds que traverse notre société?

Les pressions augmentent à cause de l’accélération du cycle de vie des produits et de la concurrence, devenue globale. Ces facteurs participent à l’apparition de nouveaux modèles d’organisation du travail. Cela concerne le temps de travail, mais aussi les contrats d’indépendants, le travail temporaire, les jours de permanence et les auto-entrepreneurs. Nous analysons en ce moment des données sur ces auto-entrepreneurs (portofolio workers en anglais). Afin de comprendre comment leur activité professionnelle influence leur santé, leur satisfaction et les relations avec leurs proches.

La frontière entre vie privée et profes-
sionnelle est en train de s’effacer, quels sont les défis de cette nouvelle réalité?

C’est vrai. Les temps de travail flexibles et les nouvelles technologies rendent la frontière entre privé et travail de plus en plus perméable. Il faudra trouver des solutions pour éviter trop d’effets négatifs sur la santé et la vie sociale.

Et ces solutions sont…?

Cela peut paraître élémentaire, mais un bon règlement aide beaucoup. Il faut des séparations plus explicites entre les deux domaines. Et il faudra aussi des règles individuelles. Certaines personnes décident de ne plus répondre au téléphone à partir de 20h00 ou de ne plus relever leurs mails après telle et telle heure.

Ces règles nécessitent une négociation entre collaborateurs et employeurs, ainsi qu’avec soi-même. Et c’est avec soi-même que la bataille décisive devra être menée. Il faut se fixer des limites et s’y tenir. Sinon, on risque de ne plus pouvoir récupérer ses forces correctement.

Et vous-même, quel est votre règlement personnel?

Ah! Le cordonnier est souvent le plus mal chaussé… (rires).

Qu’entreprennent les entreprises pour remédier à la perte de contact, à l’isolement et au risque de destructuration liés au télétravail?

Il faut fixer des heures de travail et surtout les enregistrer. La Fachhochschule Nordwestschweiz a bien montré les effets négatifs des horaires flexibles non contrôlés. En général, les gens travaillent plus et deviennent facilement insatisfaits. Les formations qui apprennent aux collaborateurs à s’organiser plus efficacement sont aussi utiles. Pour prévenir l’isolement social – qui baisse aussi la créativité – je recommande de planifier des rencontres régulières avec les collègues. Beaucoup d’entreprises le font déjà. Il faut aussi encourager les télétravailleurs à venir au bureau quelques jours par mois. Si les places de travail manquent, il existe d’autres solutions, comme les bureaux collectifs de type Betahaus à Berlin.

Le télétravail est-il une «voie de garage»? D’après certaines études, les télétravailleurs se plaignent souvent d’être privés d’opportunités de promotion...

Cela dépend de la manière. Si le contact physique est inexistant, le risque de «placardisation» est réel. Mais ce n’est pas une conséquence contraignante du télétravail. Notez aussi que les télétravailleurs sont aussi responsables de leur visibilité.  Ils doivent en quelque sorte assurer leur auto-publicité. Ce qui est plus dangereux est de toujours sélectionner des groupes socialement vulnérables pour des modèles de télétravail. Les études montrent que ce sont très souvent les femmes, les migrants et ceux qui ont moins d’éducation qui sont choisis...

Petra Klumb

Professeur de psychologie du personnel à l’Université de Fribourg depuis 2004, Petra Klumb a mené toute sa carrière dans la recherche académique. Spécialiste du Work-Life Balance, elle a publié plusieurs études empiriques sur le sujet, dont une synopse sur les défis à surmonter pour les parents qui doivent jongler entre les tâches ménagères et les missions profes-sionnelles.

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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