Il est l’auteur d’un des livres de management les plus lus de 2014. L’Américain David Marquet, ancien commandant de la marine américaine, était de passage en décembre dernier à IMD Lausanne pour suivre le cours de leadership de George Kohlrieser. Il nous a accordé 20 minutes d’entretien avant sa conférence publique qui a attiré plus de 400 personnes.
Vous avez jeté les quatre premières versions de votre livre, qu’est-ce qui a changé avec la cinquième?
David Marquet: Au cinquième essai, je suis devenu vulnérable. Dans les quatre premières versions, l’histoire que je racontais était très conceptuelle et plutôt ennuyeuse à lire. J’ai donc décidé de partager mes angoisses, mes craintes et mes espérances. La plupart des livres sur le leadership vous donnent l’impression que le succès est inéluctable, qu’il suffit de suivre les étapes pour réussir. J’ai voulu au contraire montrer aux lecteurs que rien n’a été évident dans mon parcours. Surtout au début, je ne savais pas si mon idée allait fonctionner. Cela aurait été malhonnête de donner l’impression que les choses se sont déroulées sans accroc. J’ai donc accepté de montrer ma vulnérabilité. Cela n’a pas été évident. Rappelez-vous, je suis un capitaine de la marine américaine. Nous sommes des durs. Pour un militaire, montrer ses émotions est une faiblesse.
Un leader doit donc montrer ses émotions et ses doutes…
Montrer vos vulnérabilités est une force. Cette aventure me l’a appris. De même, avant toute cette histoire je croyais que la posture juste était de prendre le contrôle. Aujourd’hui, je pense qu’il faut donner le contrôle et lâcher prise. Avant, je croyais qu’un leader est celui qui attire des suiveurs. Aujourd’hui, j’estime que la bonne attitude est de créer des leaders. Pareil avec les émotions: je sais aujourd’hui qu’un bon leader doit montrer ses émotions et ses doutes.
Vous avez été entraîné pour être un leader et pour donner des ordres …
Juste.
… et aujourd’hui, vous conseillez au contraire de laisser les autres décider. Qu’est-ce qui a changé?
Voici mon histoire en bref. J’ai été formé pendant douze mois pour prendre le contrôle d’un sous-marin atomique de la marine américaine. Je connaissais chaque détail de ce navire. Au dernier moment, ma hiérarchie m’a demandé de prendre les commandes d’un autre sous-marin, dont le capitaine venait de démissionner. Le moral à bord était au plus bas. Les inspections avaient débouché sur des rapports très critiques. Ce sous-marin était aussi plus récent et je ne le connaissais donc pas. Après trois semaines de préparation, nous sommes partis en mer. A un moment donné, j’ai donné un ordre. L’équipage a tenté de le suivre, mais c’était techniquement impossible. Mon incompétence n’était pas le plus grave. Ce qui me préoccupait était que mon équipage avait tenté de suivre mon ordre alors qu’ils savaient tous que c’était impossible. C’est à ce moment que j’ai réalisé que, même si mon jugement était faux, mon équipage allait suivre mes ordres.
Mais donner des ordres est ce qu’on attend d’un commandant, non?
Oui. Mais j’attends aussi de mes hommes qu’ils m’avertissent si mon ordre est trop risqué. Malheureusement, cela n’arrive que rarement. De peur de perdre leur emploi, les gens n’osent pas vous dire la vérité en face. La seule solution est de ne plus donner d’ordre et de donner ce pouvoir aux hommes sur le terrain.
D’accord mais pour d’aucuns, lâcher son pouvoir équivaut à abandonner…
Donner du pouvoir est quelque chose d’extrêmement difficile à faire. En tant que mammifère, nous sommes génétiquement programmés pour établir une hiérarchie entre semblables pour ensuite grimper dans cette hiérarchie. Les leaders se sentent bien car ils sont au sommet de la pyramide. Les chercheurs ont montré que les personnes qui ont du pouvoir sont en meilleure santé car elles ont la situation sous contrôle. A l’inverse, ceux qui sont en-dessous souffrent. Donc quand nous donnons du pouvoir, nous donnons aussi un sentiment de bien-être et nous permettons aux autres d’être en bonne santé.
Il ne s’agit donc pas de baisser les bras?
Non car vous contrôlez toujours le système. Prenons un exemple. Admettons que nous ayons créé tous les deux un journal. Je suis le patron et vous êtes le journaliste. Soit je vous dit: «Chaque article que vous écrirez devra être validé par moi», soit je vous dit: «Chaque article que vous écrirez devra répondre aux exigences suivantes: professionnalisme, excellence grammaticale et pertinence des sujets pour nos lecteurs. De plus, nous discuterons ensemble vos dix premiers articles afin de voir si vous êtes dans les clous.» Au lieu d’être très prescriptif, je vous explique notre intention en tant que média et je vous laisse travailler. Pour vous, le sentiment d’autonomie et de reconnaissance sera beaucoup plus fort car tout sera entre vos mains.
C’est ce que vous entendez quand vous dites que donner du contrôle implique d’avoir des compétences techniques et de la clarté organisationnelle?
Juste. Pour que vous puissiez écrire un article que je ne validerai plus, vous devez savoir écrire et vous devez comprendre le but et l’intention de notre journal.
Ce n’est donc pas une abdication, il faut former les gens et leur donner une vision…
Je n’aime pas le mot vision, je préfère l’intention ou le pourquoi de l’organisation. Dans une entreprise, nous voulons deux choses: l’unité dans l’effort et la prise de décision distribuée. Je veux que chacun pédale dans la même direction mais aussi que chacun soit capable de prendre seul ses décisions. L’unité dans l’effort, je peux l’obtenir par un management de proximité très encadrant (micro management en anglais, ndlr). La prise de décision distribuée je peux l’obtenir en disant: «Chacun fait comme il veut». Mais ces méthodes ne fonctionnent pas. A l’inverse, si je forme mes gars et leur explique ce que nous essayons d’atteindre, cela va libérer leurs potentiels. Mais attention! Je vous ai dit toute à l’heure que nous discuterions ensemble les dix premiers articles. Cette phase de mise en route est souvent sous-estimée.
Prenons une organisation de 1000 personnes. Combien de temps faut-il compter afin de former les équipes et pour que chacun comprenne l’intention de l’organisation?
(Silence). Cela varie entre «un jour» et «jamais». «Un jour» car certains collaborateurs vont comprendre très vite de quoi il en retourne. «Jamais» car il y a sans cesse des nouveaux arrivants à former. Ce voyage est donc permanent. Le leadership c’est comme un régime. C’est un travail au quotidien, une pratique, un art de vivre.
Chacun est-il prêt à être un leader?
Chacun est capable d’être un leader.
Peut-être que certains d’entre nous sont satisfaits d’être des suiveurs?
Je crois sincèrement que les êtres humains désirent profondément que leurs vies aient un sens. Ils veulent travailler et résoudre des problèmes pour atteindre un but qui a du sens. Ils veulent aussi être en interconnexion avec leur communauté. Cela est assez proche du leadership. Mais ce qui arrive souvent c’est que les gens ont tellement été usés par les ordres et les prescriptions qu’ils baissent les bras et deviennent des suiveurs. Mais c’est nous – les managers – qui les avons conditionnés ainsi. Et c’est nous qui leur disons ensuite: «Mais où est passé votre passion du métier, votre engagement?». Probablement que certaines personnes auront besoin de plus de temps. Prendre ses responsabilités n’est pas chose aisée. C’est au manager de donner la confiance et la sécurité nécessaires pour franchir cette étape.
Vous dites aussi qu’au lieu d’éviter les erreurs, il faut essayer d’atteindre l’excellence…
Oui, il existe énormément de programmes destinés à réduire les risques. Je pense notamment au processus Lean ou Six Sigma. Si vous vous laissez engloutir par ces processus, deux choses arriveront. Premièrement, quel est le meilleur moyen pour éviter une erreur? (Silence de HR Today…) Ne rien entreprendre. Si vous ne prenez aucune décision, vous ne ferez rien de faux. Donc ces processus amènent l’organisation vers l’inactivité. De plus, ces programmes ne sont pas inspirants. Si je vous dis: «Aujourd’hui, notre ambition est de faire moins d’erreurs que hier…», cela n’intéressera personne. Donc il faut oser entreprendre et accepter les erreurs. J’utilise souvent l’image maritime des boulets de canon qu’on tire au-dessus de la ligne d’eau. Un voilier, penché sur son côté en pleine vitesse, met à jour sa ligne d’eau. Si le boulet touche le flanc du navire audessus de cette ligne, rien n’arrivera. Par contre si la coque est trouée au-dessous de la ligne d’eau, le navire coule. Il faut donc autoriser les erreurs qui ne seront pas fatales à l’entreprise afin de donner confiance et renforcer les équipes.
«Tous les programmes d’empowerment échouent», dites-vous. Pourquoi?
Oui. Car si j’ai besoin d’empuissancer mes collaborateurs, cela veut dire que la manière dont je conduis mon entreprise les démotive. L’autre difficulté avec ce genre de programme est la relation de dominant-dominé qui s’installe. Quand le manager dit à son employé: «Je vous offre un programme d’empowerment», cela implique que l’employé est démotivé et que c’est grâce à son manager qu’il a repris possession de ses moyens. L’employé va donc se sentir redevable. J’appelle ça de l’arrogance managériale.
Que pensez-vous de l’holacracy?
Il me semble qu’il y a beaucoup de charabia autour de ce concept.
Admettons, mais c’est très proche de ce que vous préconisez…
Non, cela ne l’est pas. J’ai visité quelques organisations qui le pratiquent. Le problème est le suivant: dans ces entreprises chaque collaborateur a deux emplois. Un emploi normal et un deuxième emploi pour comprendre ce que l’on attend de lui (sourire). Une entreprise a besoin d’un squelette, soit des règles et des procédures. Mais une fois ces règles établies et acceptées, les collaborateurs ont de la marge de manœuvre. Les entreprises que j’ai visitées et qui pratiquent l’holacracy vivent dans le chaos. Cela dit, il y en a sans doute où cela fonctionne. Mais à mon avis, les gens veulent savoir où ils en sont. Quand j’étais dans mon sous-marin, nous avions un langage, des rôles et des processus clairement définis. Imaginez un jeu de lego, vous n’allez pas commencer à déconstruire chaque pièce, par contre, comment vous mettez les pièces ensemble est une décision qui doit être distribuée dans l’organisation, le plus bas possible. L’holacracy, c’est jouer dans un tas de sable.
Réagissez à cette interview sur notre groupe LinkedIn
Réagissez à cet article sur le groupe de discussions HR Today Magazine sur LinkedIn. Une sélection de vos réactions sera publiée dans la prochaine version print de HR Today.