Cherche talents inexpérimentés
James Faricelli a eu une idée contre-intuitive pour dénicher des talents: il n’engage que des chômeurs inexpérimentés, mais très motivés. Sa politique de recrutement a fait le buzz sur les réseaux sociaux.
«En somme, notre diversité devient un avantage dans l’adversité. Si on perd du temps en amont, on en gagne en aval.» James Faricelli Photo: tous droits réservés
«Il est plus facile de rendre compétent un travailleur motivé que de rendre travailleur quelqu’un d’expérimenté qui n’est pas motivé.» Voilà le credo de James Faricelli, patron de l’entreprise de sécurité incendie Alyl à Grenoble. Depuis la création de sa société, en 2007, cet entrepreneur grenoblois engage exclusivement des chômeurs sans expérience, ou qui présentent un parcours professionnel accidenté, mais qui sont très motivés. James Faricelli ne reçoit aucune subvention pour leur insertion. Faire du social n’est d’ailleurs pas sa vocation. Son intention est de trouver des perles rares dans un contexte où tout le monde parle de guerre des talents. L’entreprise a atteint le seuil de la rentabilité dès le second exercice comptable. Interview.
En quoi différez-vous des entreprises d’insertion qui reçoivent des subventions pour employer des chômeurs?
James Faricelli: Nous ne proposons pas d’emplois temporaires et/ou pénibles. Tous nos employés sont formés en interne après avoir été engagés pour une durée indéterminée, à temps plein, avec un salaire au-dessus du smic (1466 euros brut, ndlr). Ils commencent par travailler comme techniciens et peuvent ensuite grimper les échelons dans notre entreprise, car nous gérons la sécurité incendie de A à Z, depuis l’audit jusqu’à la vente de matériel en passant par la réparation et les contrats d’assurance. Je dis souvent que «les techniciens d’aujourd’hui sont les managers de demain».
Comment se déroule le processus de recrutement?
Nous déposons des offres sur Internet et au sein d’un réseau local comprenant la Fondation Agir contre l’exclusion, le cabinet Cap emploi, l’initiative 100 chances 100 emplois, etc. qui nous envoient des CV. Je les examine pour isoler une dizaine de candidats qui présentent une rupture dans leur CV ou un problème de qualification et chez qui je sens une forte motivation à s’en sortir. Je les rencontre généralement avec un collaborateur que j’ai formé aux techniques d’entretien, pour avoir deux avis. Ensuite, nous sélectionnons quatre candidats que nous invitons à deux, voire trois entretiens supplémentaires avec leur futur manager, puis à un, voire deux autres entretiens avec un futur collègue de travail. Après quoi ce sont les collaborateurs qui choisissent, ensemble, la personne qu’ils veulent embaucher. Mon avis – qui reste consultatif – est donné en dernier, pour ne pas les influencer. L’idée sous-jacente est que les collaborateurs sont les mieux placés pour recruter leur futur collègue.
Qu’est-ce qui vous a décidé à engager exclusivement des candidats qui ne sont pas très recherchés sur le marché de l’emploi?
Bien avant de créer ma propre entreprise, j’avais constaté, en tant que directeur commercial, que beaucoup de postes ne sont accessibles que si vous pouvez justifier d’un Bac+3 avec cinq ans d’expérience. Je trouvais cela profondément injuste, car je connaissais des gens qui ne remplissaient pas ces conditions, mais qui étaient meilleurs que ceux dont c’était le cas. J’ai voulu montrer qu’on pouvait faire autrement. Attention, je ne prétends pas que les non-diplômés sont plus compétents que les personnes diplômées. Ce que je veux dire, c’est que le diplôme représente des compétences, pas un individu. Mon idée première était de recruter des jeunes issus de quartiers pauvres. En examinant les candidatures spontanées qui me parvenaient, j’ai réalisé que la problématique des discriminations à l’embauche était plus vaste, que beaucoup de personnes ont de la peine à trouver un emploi à cause d’un manque de formation ou d’un parcours professionnel atypique. J’ai donc décidé, d’entente avec mes premiers employés, de m’intéresser aux candidats «non conformes» d’une manière générale. Ce sont, classiquement, des gens qui ont connu un burn-out ou des problèmes familiaux.
Combien d’emplois avez-vous créés et quels sont vos résultats financiers?
Nous avons créé 27 postes de travail en l’espace de huit ans. Notre chiffre d’affaires s’est monté à 750 000 en 2015 et il devrait avoisiner le million cette année. Nous sommes rentables depuis le deuxième exercice comptable, en 2008. Notre objectif à l’horizon 2020 est de créer 200 nouveaux postes de travail en ouvrant une vingtaine de succursales dans le pays, pour un chiffre d’affaires supérieur à 10 millions d’euros.
Quels sont les inconvénients ou les limites de votre politique de recrutement?
J’ai constaté que nos capacités d’intégration nous permettaient difficilement de former plus de dix nouveaux collaborateurs par année. Nous avons donc créé une école de formation interne pour soulager l’équipe. Je pense aussi qu’il y a des métiers pour lesquels il ne suffit pas d’être motivé – typiquement, les professions hautement techniques. Enfin, il y a une limite managériale: la gestion de la différence prend du temps et de l’énergie. Il faut beaucoup d’écoute et une grande capacité de remise en question pour faire fonctionner une équipe telle que la nôtre. Par exemple, si je pose une question à 25 personnes en réunion, j’obtiens autant de réponses différentes, alors que dans mon boulot précédent, c’était toujours la même qui revenait puisque tous les collaborateurs avaient le même profil! C’est l’une de nos faiblesses parce qu’il faut tout le temps négocier et il y a des moments où on aimerait juste pouvoir aller de l’avant. En même temps, c’est un atout, parce que nous n’avons pas non plus les mêmes idées lorsque nous sommes confrontés à un problème, ce qui fait que nous avons davantage de possibilités de solutions. En somme, notre diversité devient un avantage dans l’adversité. Si on perd du temps en amont, on en gagne en aval... Malheureusement, ce n’est pas ce qu’on nous apprend dans les écoles de commerce: on nous enseigne à prendre des décisions rapidement, pas à écouter 25 réponses différentes! Cela dit, il est vrai que c’est encore relativement gérable pour une entreprise de notre taille. Le jour où nos collaborateurs seront beaucoup plus nombreux, je suppose que certaines logiques de grand groupe s’imposeront. Je ne peux pas présager l’avenir, mais ce qui est sûr, c’est que nous sommes déterminés à ne pas perdre de vue nos valeurs.
Finalement, votre politique de recrutement n’est-elle pas une solution originale à la guerre des talents?
Je n’y avais pas pensé du tout, mais maintenant que vous le dites, je trouve que c’est effectivement assez juste!
Aucun équivalent en Suisse
Existe-t-il en Suisse une entreprise semblable à Alyl Sécurité? «Pas à ma connaissance», déclare Antje Baertsyhi, cheffe de la communication du Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO). «Je ne connais pas d’entreprise dont tous les employés viendraient de l’assurance-chômage. Si vous en trouvez une en Suisse, faites-le-nous savoir, car c’est une bonne initiative!», lance Charles Vinzio, directeur du Service Employeurs de l’Office cantonal de l’emploi (OCE) de Genève. «Cet entrepreneur fait véritablement un pari audacieux qui repose sur la confiance», affirme Séverine Liardon, chargée de communication chez Manpower.
Il existe bien des initiatives qui engagent des sans-emploi grâce à une allocation d’initiation au travail (AIT) couvrant 40 % du salaire de l’employé pendant une durée de six mois à un an. Versée par l’assurance-chômage, cette mesure est toujours présentée comme une solution win-win: le chômeur se voit «offrir une opportunité», tandis que l’entreprise est «récompensée pour ses efforts». Mais peut-on vraiment parler d’un accord gagnant-gagnant lorsque la première des deux parties est appelée à faire un geste pour donner sa chance à l’autre? C’est sans doute une question de point de vue ... Les syndicats ont tendance à parler de travail bon marché et de période d’essai gratuite. Sous couvert d’anonymat, une conseillère en personnel affirme: «Les entreprises veulent des collaborateurs immédiatement opérationnels. Elles s’intéressent donc à des profils qui leur procurent une garantie de ce point de vue. C’est là que le bât blesse.» Le sociologue français Simon Wuhl confirme: «Les entreprises persistent dans leurs pratiques de surqualification à l’embauche, même au sein de la population des chômeurs en insertion.»
Dans un rapport édité en 2008, l’Observatoire universitaire de l’emploi qualifie les mesures de réinsertion socioprofessionnelles de «tâche ingrate». «Des investissements massifs sont nécessaires pour obtenir des résultats relativement faibles», concluent les auteurs. FC