Gig Economy

Comment les plateformes digitales impactent le travail et les carrières

L'éclatement des formes d'emploi dans la Gig Economy (économie de la pige) reflète la crise du modèle social fordiste. Si certains travailleurs apprécient cette autonomie, d'autres la subissent. Le rôle des intermédiaires (portage salarial, location de services) s'accentue.

La nuée d’externes qui gravitent autour de l’organisation s’élargit. Les consultants, freelancers, stagiaires et autres flexworkers sont de plus en plus nombreux à venir s’agréger au noyau (de plus en plus mince) de salariés fixes le temps d’une mission. Le phénomène est moins aigu en Suisse où le contrat de travail à durée indéterminée (CDI) est peu contraignant et le droit du travail plus libéral.

Le nombre de travailleurs indépendants est relativement stable en Suisse (12,8% en 2017), mais le secteur intérimaire augmente de manière régulière depuis trente ans et les nouvelles plateformes digitales changent considérablement la donne. De plus en plus de personnes génèrent des revenus annexes via ces plateformes, sans statut juridique de salarié.

10% de la population active

Au niveau mondial, les prévisions varient sensiblement sur la taille réelle de cette Gig Economy. Certains estiment qu’il y aurait environ 70 millions de travailleurs sur plateforme dans le monde aujourd’hui. Selon une étude de McKinsey de 2015, ce chiffre pourrait grimper à 250 millions en 2025. Ces estimations doivent être prises avec des pincettes car les plateformes exagèrent le nombre d’inscrits pour bénéficier de la prime du leader sur le marché. En 2017, seulement 10% des 70 millions de personnes inscrites sur ces plateformes dans le monde étaient réellement actives.

Tâches courtes et imprévisibles

Dans un ouvrage critique publié en 2020, deux chercheurs de l’Université d’Oxford (voir la référence ci-dessous) proposent une définition de ce travail dans la Gig Economy: «Des tâches courtes, temporaires, imprévisibles, précaires et évaluées par la performance et la réputation.» Le travail devient plus temporaire, plus instable, plus décousu. La rémunération baisse, le stress augmente et les conditions de travail deviennent plus difficiles. Les contrats sont souvent unilatéraux et n’offrent aucune (ou très peu) de protection.

Goulot d’étranglement

La chercheuse française Laetitia Vitaud, rédactrice en chef du média Welcome to the Jungle et auteur d’un livre passionnant sur cette transformation du travail (1 - voir aussi le compte rendu vidéo ci-dessous), estime que ces plateformes connaissent depuis la crise sanitaire des difficultés à recruter. Au téléphone depuis la Bavière, elle explique: «On constate un goulot d’étranglement du développement de ces plateformes à cause d’un manque cruel de travailleurs. La logistique du dernier kilomètre a connu une croissance exponentielle depuis la crise, notamment avec la livraison des paquets. Mais il y a pénurie de livreurs. Pas assez payés, avec des conditions de travail dures, ces personnes se dirigent vers d’autres activités.»

Normalisation du secteur

Pour Denis Pennel (2), directeur général du World Employment Confederation (qui défend les intérêts de la branche du travail temporaire), cette économie des plateformes «est encore relativement immature. Le secteur est en cours de normalisation. Certains acteurs se différencient en proposant des prestations et des services. Uber commence par exemple à proposer des formations à ses chauffeurs», détaille-t-il au téléphone depuis Bruxelles.

Dans le segment des travaux ménagers, les plateformes Homejoy et Take Eat Easy ont fait faillite. Laetitia Vitaud: «Finalement, ce ne sera pas le «Winner takes all», comme c’est le cas avec Apple et son hégémonie sur le marché des applications mobiles. Plusieurs acteurs sont en train d’émerger. «C’est de moins en moins le Far West, ajoute Denis Pennel. Il y a une prise de conscience des acteurs et une volonté de mieux traiter les travailleurs.»

Crise du modèle social fordiste

Cette nouvelle manière de travailler répond aussi aux attentes des travailleurs. Depuis les crises pétrolières des années 1970, le modèle social fordiste est en crise. Les travailleurs acceptent de moins en moins cette aliénation par le travail (théorisée par Marx) en échange d’une carrière à vie et la promesse d’une ascension sociale par le salariat. L’arrivée du chômage de masse, les délocalisations et la baisse d’influence des syndicats ont dérégulé le marché de l’emploi. Pourquoi dans ces conditions accepter un emploi à la con (selon le livre de David Graeber: Bullshit jobs), dans une organisation taylorisée, avec peu de sens et peu d’autonomie?

Laetitia Vitaud raconte dans son ouvrage comment cette taylorisation a également été appliquée au secteur des services, avec un objectif de réduction des coûts et de gains en productivité. Selon elle, le segment des soins aux personnes âgées est emblématique de cette tendance. «La pandémie a montré les limites de ce système. Le taux de mortalité a été plus élevé dans les institutions où les traitements étaient massifiés. Ce n’est pas l’âge qui a tué, mais les conditions de vies causées par cette déshumanisation des soins.»

Retour de l’artisanat

Ce rejet du taylorisme explique aussi le retour de l’artisanat, écrit-elle. Après trente ans de bons et loyaux services dans une multinationale, de plus en plus de managers décident de devenir brasseur de bières artisanales, potier ou barbier. C’est le goût du travail manuel, de l’objet unique et du bel ouvrage. Les plateformes Etsy ou TaskRabbit (rachetée par IKEA) sont dédiées à ces travaux artisanaux. Mis au banc par les révolutionnaires français qui suppriment les corporations en 1793, ces métiers artisanaux connaissent aujourd’hui un retour en grâce. Ce mouvement illustre aussi le rejet de la consommation de masse d’objets sans valeur artistique et à l’obsolescence programmée.

Classe des créatifs

Selon Laetitia Vitaud, cette transformation des attentes s’explique aussi par «une sorte de consumérisme du travail. Les gens veulent trouver de l’emploi en un clic, comme ils consomment des biens et des services sur Internet.» Pour les travailleurs bien formés, il s’agit aussi de gagner en autonomie et mieux concilier vie professionnelle et privée. Graphistes, développeurs IT ou spécialistes du marketing, ils réduisent leur taux de travail salarié afin de démarrer une activité d’indépendant. Ils sont plutôt jeunes (entre 20 et 35 ans) ou seniors (dès 50 ans). Ce deuxième segment de population souhaite réduire son taux d’activité avant l’âge de la retraite tout en poursuivant une activité de conseil à temps partiel. C’est aussi une manière pour eux de travailler au-delà de 65 ans.

Services de proximité

Les services de proximité sont un autre secteur d’avenir. Travaux ménagers, nettoyages, soins à la personne, logistique du dernier kilomètre sont des métiers difficilement automatisables, car ces tâches impliquent des interactions régulières avec d’autres êtres humains et une relation de confiance. Ces métiers sont encore mal payés et peu valorisés en termes de formation.

En mai 2021, les femmes de ménage du canton de Genève étaient dans la rue. Les livreurs de Deliveroo se sont mis en grève dans plusieurs pays européens en 2017. En Suisse, ce sont les livreurs de la plateforme Notime (rachetée par La Poste Suisse en 2020) qui débrayaient en 2017. Cette année-là, environ 400 coursiers de Notime circulaient à vélo dans les villes suisses sans assurance accident, ni couverture sociale.

Mais les mentalités sont en train de changer. Denis Pennel: «Les travailleurs commencent à se mobiliser et à s’organiser via des plateformes (TurkerView, Fair Crowd Work du syndicat allemand IG Metal ou coworker.org). Certaines décisions de justice ont condamné les plateformes et les ont obligés à requalifier certains contrats de travail. Enfin, les gouvernements commencent aussi à faire pression, la Commission européenne et l’OIT par exemple. Le pouvoir politique est en train de bouger sur ces sujets.»

Portage salarial

Cette jungle de nouvelles formes d’emploi atypiques et de statuts juridiques nébuleux pose toute une série d’enjeux en termes de gestion RH. Pour de nombreuses personnes, déclarer une activité indépendante partielle est un casse-tête administratif. En France, le modèle du portage salarial est devenu un statut juridique à part entière. Cet intermédiaire neutre (pas responsable des mandats ni des tarifs) s’occupe uniquement du paiement des salaires et du règlement des assurances sociales.

Denis Pennel: «C’est une relation à trois qui s’établit entre le travailleur, l’entreprise et ces acteurs intermédiaires. Cette intermédiation a toujours existé. L’intermédiaire peut être une plateforme, une société de travail temporaire ou une société de portage. Les syndicats ont aussi parfois joué ce rôle avec les bourses de travail. Mais cela peut aussi être une coopérative de travailleurs ou les services publics de l’emploi par exemple.»

Carrières cycliques, formation

En termes de gestion de carrière, les trajectoires professionnelles deviennent cycliques, avec plusieurs changements d’employeurs et de statuts juridiques durant une vie. Selon Laetitia Vitaud, c’est durant les phases ascendantes de ces cycles professionnels qu’il faudra se former afin de se préparer au prochain défi. La formation continue va devenir de plus en plus importante et est considérée comme une responsabilité partagée entre le travailleur, l’entreprise et l’Etat.

Réformer la protection sociale

La protection sociale est également à revoir. Dans un ouvrage critique sur le Digital Labor (voir ci-dessous), le sociologue italien Antonio Casilli estime que le revenu de base universel est un moyen de protéger ces travailleurs des plateformes et de compenser l’utilisation qui est faite des données que nous offrons aujourd’hui gratuitement à ces géants de la tech. Denis Pennel de son côté «ne croit pas à l’extension du revenu universel».

Il poursuit: «Ce concept est d’ailleurs très ambigu. Personne n’a la même définition. C’est aussi un modèle difficile à expérimenter puisqu’il est conçu sur toute une vie, donc on ne peut pas le tester pendant deux ans. Je pense qu’il faudrait aller vers un socle minimal de protection sociale pour tous, qui inclurait une retraite, une assurance chômage, de la sécurité sociale et de la formation, quel que soit le travail, le salaire ou le statut. Le salarié resterait mieux protégé.»

De son côté, Laetitia Vitaud «pense qu’il faut unifier les conditions de cotisation et d’accès au droit à une couverture sociale. Cela évitera des effets de distorsion de concurrence entre les employeurs qui paient les charges sociales et ceux qui ne le font pas. Ces droits devraient également être accordés dès la première heure travaillée, avec des concepts personnels et personnalisés de protection.»

(1) Laeticia Vitaud: Du labeur à l'ouvrage, éd. Calmann-Lévy, 2019, 330 pages.

(2) Denis Pennel: Le paradis du consommateur est devenu l'enfer du travailleur, éd. Panthéon, 2020, 304 pages.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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