"Le potentiel de croissance de la Gig Economy réside surtout dans la réduction du travail au noir"
Le contrat social fordiste et la carrière à vie sont sur le déclin. Un patron du secteur intérimaire, une DRH et un syndicaliste partagent leur vision du futur de l'emploi en Suisse.
De g. à d.: Robin Gordon est le CEO d’Interiman Group (360 collaborateurs) depuis 2014. Cette société de location de services emploie chaque jour environ 6000 collaborateurs intérimaires; Diane Sifflet est la DRH au théâtre de la Comédie de Genève depuis 2019. L’institution compte 64 collaborateurs fixes. Ce chiffre triple durant les périodes d’exploitation avec les artistes et les intermittents du spectacle; Daniel Hügli est le secrétaire central du secteur TIC (télécommunication, informatique et communication) chez Syndicom depuis 2015. Photo: Pierre-Yves Massot / realeyes.ch pour HR Today
Le contrat de travail à durée indéterminée (CDI), avec tous ses avantages sociaux, n’est-il pas finalement une exception historique des Trentes Glorieuses?
Robin Gordon: Comparé à d’autres pays, le CDI suisse offre une couverture relativement limitée. «En Suisse, nous engageons facilement, car nous pouvons licencier facilement», dit-on. Hors licenciement collectif, le délai de congé n’est que de trois mois après dix ans d’activité. Il est donc difficile de parler des avantages du CDI par rapport au CDD (contrat à durée déterminée). En France au contraire, un travailleur a droit à six mois d’indemnités de licenciement après deux ans d’activité, d’où ces CDD à la chaîne.
Diane Sifflet: Oui, en Belgique la protection des travailleurs est forte aussi, semblable à celle de la France.
RG: Dans ces pays, le CDI est vu comme un graal. En sortant de leurs études, les jeunes doivent parfois travailler cinq ou six ans avant de le décrocher, une période souvent marquée par de la précarité. Cela crée une relation employeur-employé malsaine. En Suisse, le CDI est considéré comme une bonne poignée de main, sans garantie sur l’avenir. Je pense en outre que la flexibilité de l’emploi va croître ces prochaines années en Suisse également. Mais ces contrats précaires resteront minoritaires. J’en suis convaincu.
Daniel Hügli: À mon avis, la croissance de cette Gig Economy ne sera pas si marquée dans notre pays. Comme vous l’avez dit: le marché du travail est déjà très flexible et le droit suisse met les travailleurs dans une position de dépendance envers les employeurs. La situation est différente en France ou aux États-Unis, où cette Gig Economy se développe plus rapidement. Il faut aussi évoquer les dispositifs de protection derrière ces systèmes, très différents d’un pays à l’autre. En Scandinavie ou au Danemark par exemple, l’État finance des formations pour préparer les travailleurs aux changements structurels de l’économie.
Comment cette Gig Economy est-elle en train de changer notre marché de l’emploi?
DH: Cet échange entre celui qui donne son travail et celui qui le paie a toujours existé. Cette relation est aujourd’hui en train de se digitaliser, via des plateformes et des applications web.
RG: Le potentiel de croissance de la Gig Economy réside surtout dans la réduction du travail au noir. Il ne faut pas l’oublier, ce travail non déclaré représente 40 milliards de francs par année en Suisse. À titre de comparaison, la masse salariale du travail temporaire représente à peu près 8 milliards de francs. Ce sont des montants colossaux et la Suisse est beaucoup trop tolérante avec cette économie sous-terraine. Ces travailleurs non déclarés sont très vulnérables. Les nouvelles plateformes pourraient ramener ces personnes vers des statuts de salarié, avec tous les avantages en termes de couverture sociale et de cotisations professionnelles. Le grand avantage du travail temporaire, peu importe la plateforme, est cette assurance d’avoir du personnel déclaré, avec des permis et des assurances.
DH: Oui. Le potentiel des plateformes numériques est de proposer un cadre légal pour ces assurances sociales. Le travail au noir a toujours existé. J’ai grandi dans un petit village et je me souviens que des personnes offraient leurs services via des petites annonces dans le magasin Coop. Des travaux de nettoyage ou artisanaux par exemple, probablement pas déclarés.
DS: Ces petits travaux reflètent aussi un besoin de flexibilité. Certaines personnes cumulent une activité salariée avec des petits boulots à côté. Elles sont prêtes à s’engager à moyen terme dans une activité salariée, mais souhaitent garder de la souplesse pour faire d’autres choses, cultiver leurs réseaux ou se former par exemple. D’un point de vue administratif, c’est assez compliqué de déclarer ces petits à-côtés. Pour se simplifier la vie, certaines personnes choisissent donc de ne pas les déclarer. Cela dit, le travail au noir subi est synonyme de paupérisation. Nous l’avons vu en 2020 avec les longues files d’attentes à la distribution alimentaire.
RG: Oui, les effets du travail au noir sont terribles en temps de crise. Mais vous avez raison, travailler au noir est souvent une manière de se simplifier la vie administrativement. Les plateformes et la technologie devraient faciliter ces procédures. Mon espoir est que ces nouvelles plateformes réduisent le travail au noir dans sa globalité. Il est là notre ennemi commun.
Comment ces nouvelles plateformes vont-elles changer les relation entre travailleurs et employeurs?
DS: Dans le domaine du spectacle, nous ne les utilisons pas pour le moment. Il existe une association comme les «petits papiers» ou de rares solutions proposées par la coopérative néonomia à Genève qui inventent de nouvelles relations entre travailleurs et employeurs.
Ce sera une application web?
DS: Non, pas pour l’instant. L’objectif est plutôt que l’artiste puisse s’inscrire pour faciliter ses procédures de facturation. Et une partie du salaire est retenue pour financer les assurances sociales.
Et dans le travail temporaire, ces plateformes sont-elles en train de changer les pratiques?
RG: Fondamentalement, notre métier ne change pas. Le travail temporaire poursuit son rôle d’intermédiation, avec de plus en plus de solutions digitales. Là où nous sommes novateurs c’est d’avoir lancé en 2020 une société de portage salarial (SPS – Switzerland Payroll Services) et une plateforme dédiée aux freelancers (SFM – Switzerland Freelance Marketplace).
À qui s’adresse cette offre?
RG: À une population qui veut garder son indépendance, sans forcément avoir ce statut d’un point de vue fiscal, car il est très précaire en termes de couverture sociale. Notre solution permet aux freelancers d’être salariés de notre société de portage pendant la durée de leur mandat. Ils gardent leur autonomie en termes de contenu et de tarifs et peuvent choisir les paramètres de leur couverture sociale facilement sur notre plateforme. Environ 3000 freelancers sont inscrits à ce jour.
Cette offre pourrait-elle à terme concurrencer votre activité traditionnelle?
RG: Elle sera complémentaire. Cette offre intéresse actuellement des personnes très qualifiées, de 50 ans et plus, souvent déjà en préretraite, mais qui ont encore beaucoup de compétences à mettre en valeur en entreprise. L’autre segment de population sont les jeunes de 18 à 35 ans.
Pourquoi cette limite d’âge à 35 ans?
RG: C’est une tendance générale chez les flexworkers. Depuis 30 ans, l’âge moyen du mariage est passé de 25 à 31 ans. Idem pour l’âge moyen de la maman au premier enfant. Cela représente six années de plus où vous pouvez accepter une variabilité dans vos revenus, mais aussi voyager ou prendre des congés sabbatiques par exemple. Mais dès l’arrivée du premier enfant, ces personnes doivent se figer et chercher un revenu fixe. À noter aussi que cette flexibilité du travail est encouragée par les possibilités du digital qui permettent de rester en contact avec le marché de l’emploi sans devoir se déplacer physiquement dans les agences de placement. On sait aussi que 80% des flexworkers cherchent un poste fixe à terme. Seul 20% souhaitent garder ce statut sur le long terme.
Syndicom a mené en 2017 une étude sur cette Gig Economy en Suisse, qu’avez-vous constaté?
DH: Il faut différencier entre les plateformes. Certaines reconnaissent le statut d’employé des travailleurs, d’autres pas du tout et prétendent uniquement faire de la mise en relation.
Vous avez des exemples en Suisse?
DH: Uber, mais aussi Mila qui n’est plus très active. Ces deux plateformes font de la mise en relation de personnes privées, sans accepter de jouer leur rôle d’intermédiaire et donc d’employeur.
Ne constate-t-on pas une accélération de cette mise à l’ombre et de cette précarisation des travailleurs sur plateformes?
DH: Accélération, je ne sais pas. Cette précarité a toujours existé, elle est peut-être plus visible aujourd’hui. Mais les choses sont en train de changer. Les médias et les politiques commencent à débattre de ces sujets. La vraie question est le statut juridique de ces travailleurs. Sont-ils des indépendants qui travaillent pour plusieurs plateformes, ou, à l’inverse, travaillent-ils pour une seule plateforme avec très peu d’autonomie dans la gestion de leur temps et du prix? Dans certains cas, ils doivent aussi financer le matériel et leur uniforme. Dans ce deuxième cas de figure, les travailleurs doivent être considérés comme des employés et bénéficier d’une couverture sociale. Mais l’entité juridique de ces géants est souvent basée à l’étranger, à Amsterdam dans le cas d’Uber par exemple. Une récente décision du Tribunal fédéral a mis le doigt sur cette complexité juridique.
Et dans le monde du spectacle, constatez-vous aussi plus de précarisation des externes?
DS: Oui, la précarisation augmente. Dans le domaine du spectacle, le personnel externe représente jusqu’à deux tiers des effectifs en période d’exploitation. Par exemple, certains·es comédiens·nes ne travaillent que quelques semaines par année, soit 6 semaines par an chez nous, et perçoivent des indemnités chômage à 80% du revenu contractuel. Les «bons» gagnent environ 60 000 francs de salaire annuel. Comme dans le football, il y a quelques stars qui jouent tout le temps et qui gagnent très bien leur vie, mais la grande majorité ont des statuts précaires, avec des jobs alimentaires à côté. À la Comédie, nous avons récemment défini une nouvelle grille salariale qui se basera uniquement sur le critère de l’âge, car ce qui compte, c’est l’expérience de vie qu’ils ou elles amènent sur le plateau, pas forcément les formations et les diplômes. Ce sont souvent des profils au parcours de vie non-linéaires. Nous souhaitons valoriser cette polyvalence et payer ces artistes au-dessus des tarifs du marché pour tirer les revenus vers le haut et montrer l’exemple. Ceci aussi pour être transparent et éviter les négociations subjectives. Notre système prend aussi en compte le temps d’apprentissage des textes et la préparation en amont. D’autres catégories d’artistes doivent aussi voir émerger des grilles salariales comme les visuels sur lesquels la Ville de Genève fait un travail intéressant.
Ces externes ont-ils droit à de la formation?
DS: Oui, nous formons par exemple les équipes d’accueil, qui sont des travailleurs sur appel donc assez précaires.
Sont-ils invité au souper de fin d’année?
DS: Le noyau dur, oui. Avec la crise du COVID, nous avons réalisé l’importance de maintenir cet esprit de famille avec l’ensemble des collaborateurs du théâtre.
Ces nouvelles formes d’emploi répondent aussi aux attentes des travailleurs, qui préfèrent l’autonomie dans la gestion du temps à la sécurité de l’emploi...
RG: Oui, les travailleurs souhaitent avoir plus de choix. Travailler chez le même employeur au sortir des études jusqu’à 65 ans intéresse de moins en moins de monde. Aujourd’hui, les gens cherchent à mieux concilier loisirs et travail. Ils souhaitent aussi lever le pied plus vite et travailler plus longtemps, sans ce couperet qui tombe à 65 ans. Et il ne faut pas se leurrer, ces modèles conviennent aussi aux employeurs. Aujourd’hui, la pression sur les coûts est terrible, les délais sont de plus en plus courts et il faut produire à la demande. Cette flexibilité de l’emploi permet donc de diminuer leurs coûts fixes.
Quel modèle va s’imposer demain?
RG: À l’avenir, les relations d’emploi évolueront durant une vie: avec plusieurs employeurs, du travail via les plateformes, via des intermédiaires ou du portage salarial. Peu importe le modèle, les cotisations sociales devront être versées au même endroit afin de garantir la protection sociale et la prévoyance professionnelle. Ce sera un employeur neutre tel une entreprise de portage salarial, qui vous permet d’exercer vos activités là où vous en avez envie.
Daniel Hügli êtes-vous d’accord que ces nouveaux modèles répondent aux attentes des travailleurs en termes de liberté, de variété et de sens?
DH: Oui, je le constate surtout auprès des nouvelles générations. Les grandes entreprises l’ont bien compris et adaptent leur offre en termes de conditions de travail. Je pense également que la frontière entre travail et temps libre sera plus claire à l’avenir. L’autre grand enjeu sera l’accès à la formation. Les travailleurs souhaitent pouvoir se développer professionnellement, mais n’ont pas tous les moyens de le faire. Ce sera donc aux entreprises, aux plateformes ou aux États de financer ce développement des compétences.
DS: Il faudra aussi simplifier les aspects administratifs. On nous parle de devenir entrepreneurs de nos vies alors que dans la réalité, c’est parfois très compliqué administrativement.
RG: C’est l’avantage du portage salarial: il simplifie la vie administrative des indépendants et garantit une pleine couverture sociale.
Les services de proximité seraient un domaine d’avenir (tâches ménagères, soins à la personne, logistique du dernier kilomètre, commerce, hôtellerie-restauration). Ce sont des métiers difficilement automatisables et un marché de plus en plus vaste à cause du vieillissement de la population et de l’urbanisation. D’accord avec cette analyse?
DH: Oui, absolument.
DS: Et ce sont des profils de plus en plus difficiles à trouver.
RG: Oui. N’oublions pas aussi qu’environ 60% des étudiants suisses ont besoin de travailler pour financer leurs études. Ces jeunes ont souffert durant le COVID. Ce sont eux qui sont prêts à travailler le week-end et le soir.
Cette semaine, les femmes de ménage étaient dans la rue à Genève, ce sont aussi des métiers mal rémunérés...
RG: Ces femmes manifestent à juste titre. Et beaucoup trop sont encore au noir. C’est inacceptable! Fondamentalement, chaque travailleur devrait payer ses assurances sociales...
DS: ... et être engagé à des conditions acceptables.
Les plateformes digitales vont-elles faciliter cette mise à jour administrative?
DH: Un premier pas dans ce sens a déjà été franchi avec les chèques-emploi. Les plateformes peuvent aussi contribuer à cette régularisation des cotisations sociales. Chaque employeur, qu’il soit une personne privée ou non, devrait pouvoir annoncer ses travailleurs aux assurances sociales de manière simplifiée. Depuis la crise du COVID, tout le monde parle de ces métiers-clés pour le pays: dans l’infrastructure, la logistique, la distribution et le nettoyage par exemple. Mais leurs conditions de travail ne reflètent pas encore la valeur qu’ils et elles nous ont apportée!
Comment évolue l’organisation du travail et la culture d’entreprise avec cette augmentation des externes?
DH: La crise est une opportunité pour repenser les cultures d’entreprises en tenant mieux compte de ces externes et de ces métiers mal valorisés. L’utilisation des espaces de travail sera différente à l’avenir. Le bureau deviendra un lieu de rencontre de ces différents profils (fixe, externe ou temporaire).
DS: Dans une institution théâtrale, nous avons toujours eu cette culture de la mixité entre les fixes et les externes. Dans le domaine de la culture et de l’événementiel, le système fonctionne en majorité avec des temporaires. Ce sont des «permittents du spectacle», des intermittents qui travaillent régulièrement chez nous et qui deviennent souvent des salariés fixes. Cela implique d’accorder la même valeur au temporaire qu’à la personne fixe.
Comment faut-il réformer la protection sociale de ces freelancers ?
DH: La crise du COVID a montré que la situation des indépendants est très difficile. Si le volume de travail baisse ou si ces personnes ne peuvent pas développer leurs compétences, elles deviennent vulnérables. Ces indépendants doivent bénéficier d’un accès plus élargi aux prestations sociales.
DS: Nous ne sommes plus dans les Trente Glorieuses. Un employé qui a changé plusieurs fois d’employeur durant sa carrière risque d’avoir une moins bonne prévoyance professionnelle. Et pour les externes, la situation est encore plus précaire.
Une mesure importante à mettre en œuvre?
DS: À la Comédie, la plupart des comédiens verront leur revenu de base augmenter sur les créations. Pour les fixes, nous ne voulons pas avoir des écarts de salaire trop importants, notre ratio est de 2,5 entre le plus bas et le plus haut salaire. Et comme l’a dit Daniel Hügli, il faut élargir la protection sociale à tous les travailleurs, peu importe leur statut légal.
RG: À la faîtière swissstaffing, où je siège au comité directeur, nous pensons que la location de services répond à ce besoin en termes de flexibilité et de couverture sociale. Ce modèle s’inscrit très bien également dans le contexte des plateformes digitales, celles qui considèrent le travailleur comme un employé et non pas comme un indépendant. Chez swissstaffing, nous sommes farouchement opposés au modèle des plateformes qui se considèrent uniquement comme des plateformes de mise en relation, sans statut de salarié déclaré. Je rajouterais que la CCT du travail temporaire prévoit un accès très généreux à la formation. Après 700 heures de travail, ils ont droit à plus de 4000 francs d’indemnités de formation. Nous sommes alignés sur nos collègues syndicalistes sur ce sujet: peu importe le statut, travailleurs temporaires, flexworkers ou freelancers, l’état d’esprit doit être de se former en permanence.
Et pensez-vous qu’il faille supprimer le montant de coordination du deuxième pilier?
RG: Oui, absolument, nous devrons cotiser sur chaque franc travaillé. Ce montant de coordination péjore les populations déjà précarisées.