À contre-courant
Le sociologue du travail François Dupuy a mis en lumière la rupture de confiance entre les salariés et l'entreprise depuis la fin des Trente Glorieuses. Ce désengagement expliquerait les modes managériales actuelles: entreprise libérée, valeurs et foisonnement des «psycho-papouilles». La fonction RH a un rôle clé à jouer à l'avenir, assure-t-il.
Photo: Pierre-Yves Massot / realeyes.ch pour HR Today
Lisez François Dupuy et vous passerez du noir et blanc au Technicolor. Sociologue du travail depuis 50 ans, chercheur, enseignant et auteur, cet intellectuel français de haut vol est surtout connu pour sa trilogie Lost in Management, dont le volume 1 (publié en 2011) a été vendu à plus de 30'000 exemplaires... alors qu'un livre sur le travail s'écoule habituellement à 2000 unités. Il a donc toucheur nerf! En retraite académique, il travaille encore sur quelques mandats pour des groupes industriels et prépare deux livres pour 2024. Il est aussi actif sur LinkedIn, où ses posts font régulièrement le buzz. Ce succès médiatique n'a rien du hasard. Le regard critique qu'il porte sur le monde du travail a mis en évidence la rupture du contrat de confiance entre l’entreprise et ses salariés depuis la crise pétrolière de 1973. La plaie est encore béante aujourd’hui. Elle serait même en train de s’infecter.
Du taylorisme au bullshit jobs
Il diagnostique: «Les entreprises n’ont jamais atteint un tel degré de bureaucratisation. Le triptyque process/indicateurs/reporting nous mène droit dans le mur. Pour maintenir le contrôle perdu depuis la fin du taylorisme, les entreprises sont devenues coercitives. Ce qui génère du désengagement, en particulier auprès des cadres.» Dans le volume 1 de Lost in Management, il montre comment l’entreprise taylorienne était protectrice. Tournées sur elles-mêmes, ces organisations segmentaient et séquençaient le travail. Le client externe, captif, était la variable d’ajustement; la qualité faible et les prix élevés.
Tout change au milan des années 1970. La mondialisation réduit les marges. Les individus réclament de l'autonomie. Le client devient roi et les ressources humaines des variables d'ajustement. C'est l'avènement de la gestion de projet, de la transversalité et de la direction par objectifs. Mais la collaboration est plus compliquée que le travail séquencé de l'entreprise taylorienne. Le carcan d'indicateurs et de reportons tue la confiance. La finance prend le pouvoir et les bullshit jobs se multiplient. En rappelant les avantages du taylorisme, ce discours dupuysien est à contre-courant.
Disciple de Michel Crozier
Ce regard lucide et intelligent sur le travail valait bien un déplacement à Nice où François Dupuy passe ses hivers. Il nous accueille sur le pas de la porte d’un petit appartement à 300 mètres de la Promenade des Anglais. La poignée de main est douce et le regard sceptique. Il en a vu d’autres. Impressionné par cette figure de la sociologie du travail, disciple de Michel Crozier qui a mis sur papier en 1977 l’analyse stratégique, nous nous installons nerveusement sur le canapé. Il nous met à l’aise: «Soyez serein. Je vais vous présenter mon épouse. Elle vit avec moi depuis 44 ans et n’est plus impressionnée du tout», sourit-il. Nous tentons une première question. Devant ce constat d’échec, voit-il des lueurs d’espoir? «Oui. Mais la prise de conscience est très progressive. On le voit au nombre de publications sur les failles du management. Il y a une appétence à comprendre ce qui se passe et à la recherche de solutions.»
Psycho-papouilles
Les entreprises n’ont pas encore compris la dimension organisationnelle des problèmes, poursuit-il. «Elles cherchent à les gérer individuellement, d’où l’explosion du coaching.» Et que pense-t-il des ouvrages sur le leadership, les émotions au travail et la méditation au bureau? «Ce sont des psycho-papouilles, de la psychologisation à outrance des comportements. Cela révèle la méconnaissance des concepts fondamentaux qui font tourner les organisations: la stratégie rationnelle par rapport à un contexte.»
L’intelligence des acteurs
Car les sociologues s’intéressent avant tout à la réalité sur le terrain. François Dupuy a mené plus de 20’000 entretiens durant sa carrière. Il saisit l’importance du contexte et l’intelligence des acteurs. Ce dernier concept est d’ailleurs de lui. Il explique: «C’est la capacité qu’ont tous les acteurs à trouver des solutions qui sont cohérentes par rapport au contexte dans lequel ils sont.» Il aborde cette confusion entre symptôme et problème dans le volume 2 de Lost in Management. Passer du symptôme au problème nécessite d'être outillé intellectuellement, dit-il. «Tout changement comporte trois phases. la compréhension du problème. La recherche de solutions et la mise en oeuvre. La plus difficile est la première. Comme disait Michel Crozier: Arrêtons de trouver des solutions à des problèmes que nous ne connaissons pas.» Un exemple? «Le taux d'absentéisme explose. L'entreprise va chercher à améliorer les conditions cadres, prévoir des zones de repos et installer un baby-foot. Alors que l'origine du dysfonctionnement est un problème d'organisation du travail.»
Modes managériales
Les modes managériales actuelles (hiérarchies plates, libération des salariés et agilité) ne seraient que le reflet du malaise ambiant. «J’ai lu Frédéric Laloux, Isaak Getz et Brian Carney. Ces livres sont des vrais lanceurs d’alerte. Ils nous disent que le management ne va plus.» Son analyse? «Les entreprises libérées, aujourd’hui, plus personne n’en parle. Ce que je trouve extraordinaire avec ces livres, c’est qu’ils font l’impasse sur 100 ans de travaux de sociologie du travail. Pour eux, le concept du pouvoir n’existe pas.»
Les valeurs, des injonctions
Le chapitre sur les valeurs d’entreprise (volume 2) est un bijou. Il sourit: «Si on y regarde de plus près, les valeurs représentent ce que les entreprises n'ont pas et aimeraient avoir. Ce sont des injonctions. La valeur la plus répandue en France est la coopération. Alors que c'est la chose la plus difficile à obtenir.» Il explique ensuite qu'une valeur devrait suivre l'action, pas la précéder. Commencez par observer les individus au travail et vous trouverez les vraies valeurs de votre organisation. Ici-aussi, son discours est à contre-courant. «Les émotions, les valeurs, le leadership sont des cache-misère. Ils révèlent surtout une incapacité à affronter les vrais problèmes d'organisation.»
Le rôle de la fonction RH
La fonction RH est une grande productrice de procédures et d’indicateurs. Dans son entreprise idéale, cette fonction n’est-elle pas vouée à disparaître? Ses yeux s’écarquillent. Sa fille est DRH dans une grande banque européenne. Il répond: «Si les RH produisent autant de reporting et d’indicateurs, c’est parce qu’on le leur demande. Les DRH sont probablement ceux qui ont la vue la plus transversale de l’organisation. Ce sont eux qui observent les comportements et qui peuvent agir sur les leviers. Nous sommes dans une période de retrait du travail, les individus ne s’investissent plus, l’entreprise se tourne vers les DRH pour trouver des solutions.»
Directeurs de la transformation
Des solutions? «Les RH sont les plus sensibles aux limites actuelles du management. Ils sont souvent appelés les directeurs de la transformation. Dès lors qu’on a compris que les acteurs sont intelligents, il faut se demander sur quels leviers agir pour changer les comportements. Aujourd’hui, les entreprises vendent de plus en plus de solutions intégrées à leurs clients. Cela exige beaucoup plus de coopération. La fonction RH peut créer le cadre et les incitations à cette coopération.»
Confiance
Une autre piste serait de reconstruire la confiance entre salariés et entreprise. Comment? «C’est complexe, prévient-il. Vous observerez qu’on ne peut pas faire confiance à quelqu’un d’imprévisible. Pour capter la confiance, il faut accepter de réduire son imprévisibilité. Ce que les philosophes appellent un comportement éthique. Mais l’incertitude est aussi l’espace où se situe le pouvoir. Le manager doit donc trouver un équilibre entre la part d’incertitude à réduire pour garder la confiance et la part d’incertitude à maintenir pour garder le pouvoir. C’est complexe et cela se règle en situation.»
Qu’est-ce que le management?
Pour conclure, François Dupuy rappelle les fondamentaux: «Qu’est-ce que le management? Cela consiste à obtenir des gens qu’ils fassent ce que l’on souhaiterait qu’ils fassent. Mais quand vous regardez fonctionner les entreprises, les outils de management sont tellement nombreux qu’ils finissent par devenir contradictoires. Le résultat est exactement l’inverse à celui recherché. Cela donne plus de marge de manœuvre à ceux qui sont censés les appliquer, donc moins vous les contrôlez. Plus vous multipliez les process, plus vous envoyez aux gens des messages de non-confiance.»
De Saint-Grégoire à la Légion d’honneur
Ses fondamentaux à lui sont dans le Périgord. Né en 1947 d’un père représentant en pharmacie et d’une mère pharmacienne, il passe son bac au Lycée Henry IV de Bergerac. Sa mère le pousse à étudier l’histoire. Il choisit la patrologie romaine du 4e siècle et se plonge dans Saint-Grégoire et Saint-Jean de Chrysotome. Après sa licence, il est admis à Sciences Po. Pour financer ses études, il trouve un emploi au Centre de recherche en sciences sociales du travail (CREST). C’est là qu’il rencontre Michel Crozier, lui aussi un penseur à contre-courant. Ce sera le début d’une brillante carrière. Après 15 ans de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), il fonde un cabinet de conseils et commence à enseigner à l’INSEAD (Institut européen d’administration des affaires) de Fontainebleau. Il formera des managers aux États-Unis, en Chine et en Afrique du Sud notamment. En 2015, alors que le volume 2 de Lost in Management se diffuse en France, il est décoré de la Légion d’honneur.
Bio express
- 1947 Naissance dans le Loiret
- 1971 Diplômé de Sciences Po
- 1990 Quitte le CNRS et fonde un cabinet de conseils
- 2011 Publie le volume 1 de Lost in Management
- 2015 Reçoit la Légion d'honneur