Cyber-confiante
Justine Dima est professeure de GRH à la HEIG-VD d'Yverdon-les-Bains depuis une année. Elle lance cet automne un CAS (Certificate of Advanced Studies) sur la digitalisation de la fonction RH. Elle défend une vision positive et critique des outils technologiques.
Photo: Pierre-Yves Massot / realeyes.ch pour HR Today.
Les managers RH sont souvent déboussolés devant l’offre pléthorique d’outils, de logiciels et solutions IT diverses et variées qui promettent tous de simplifier la gestion administrative et de remettre l’humain au centre. «La réalité est souvent plus complexe», constate Justine Dima, professeure de GRH à la HEIG-VD d’Yverdon-les-Bains. En comparaison internationale, l’économie suisse est en retard dans cette transformation numérique, ajoute-t-elle. Nommée professeure en juillet 2021, elle est en train de se positionner dans le paysage digital de la fonction RH romande. Une facilitatrice, un phare, un Cerbère au service des managers RH qui s’aventurent à pas de Sioux dans l’univers bling-bling de la tech RH. Depuis la rentrée 2022, Justine Dima animera un CAS en digitalisation de la fonction RH. Épaules de judokate et sourire d’ange-gardien, elle nous accueille dans une salle de cours au Centre St-Roch à Yverdon- les-Bains, une matinée ensoleillée de juin.
Le bon et le mauvais côté de l’IA
Elle vient de mettre un point final à son travail de doctorat à l’Université de Laval au Québec. Titre de sa thèse: «Le bon et le mauvais côté de l’IA: la perception des travailleurs». Elle dit: «Mon approche n’est pas techno-optimiste à tout prix. Notre nouveau CAS propose un regard critique sur les outils. Nous analysons aussi le changement de rôle des RH, évolution enclenchée par ces nouveaux systèmes d’information RH.»
Et la face sombre de cette IA? Elle éclaire: «Le tri des CV par les Applicant Tracking Systems (ATS) est un bon exemple. Attention à ne pas se contenter aveuglément de ce premier tri. Le propre de l’être humain est justement son regard critique. Plusieurs grandes entreprises (L’Oréal ou LinkedIn) ont arrêté ou modifié leur utilisation de ces systèmes, car ils introduisaient des biais dans le processus de sélection.»
La tech n’est pas magique
Elle poursuit: «Ces logiciels RH sont très souvent développés à l’externe, par un fournisseur du marché. Ils ne correspondent donc jamais tout à fait au contexte organisationnel dans lequel ils sont introduits. La technologie n’est pas magique. Elle ne va pas rendre fluide une organisation boiteuse ou mal conçue à l’origine.»
Elle conseille aussi de toujours commencer par préciser l’objectif de la digitalisation... Le but est-il de gagner en rapidité? Les outils viennent-ils palier à une pénurie de main-d’œuvre? Ou s’agit-il d’exécuter des tâches que l’humain n’est pas en mesure de réaliser si efficacement (analyse des données)?
Sélectionner les bons outils
Son nouveau CAS donnera des clés pour comprendre l’impact de la tech dans plusieurs activités RH (recrutement, formation, gestion des talents, etc.). «Les RH sont très sollicités par les fournisseurs externes et se retrouvent parfois un peu perdus. Nous souhaitons leur donner un souffle critique afin de sélectionner les bons outils en fonction des besoins et des moyens à disposition», promet Justine Dima.
Le numérique est aussi en train de changer le rôle des RH. Il diminue la charge administrative et dégage du temps pour des activités plus stratégiques. Justine Dima: «Cette faible influence des RH s’explique par la dimension intangible de leurs actions. Les données appuient la prise de décision stratégique et permettent notamment de faire des calculs de retour sur investissement.» Des exemples?
«La formation coûte cher et on sait très peu à quel point les collaborateurs utilisent les nouvelles connaissances. Certaines technologies permettent de vérifier cette mise en pratique, Magma Learning par exemple. La tech RH permettra aussi de cartographier les compétences dans l’entreprise et se comparer aux concurrents.»
D’autres outils tech sont en cours de développement pour mesurer l’engagement des collaborateurs au cours de l’année. Justine Dima: «Ces algorithmes analysent les textes des emails, les interactions avec les collègues, l’absentéisme, les images produites par les webcams. Le déploiement accéléré de l’infrastructure IT durant la pandémie a généré beaucoup de données.»
La santé au travail est un autre domaine en pleine disruption technologique. Les drones qui détectent les zones dangereuses dans les mines. Les cobots des usines BMW qui permettent de réduire les accidents professionnels. Les montres connectées pour prédire les signes d’un épuisement.
La Suisse en retard
Justine Dima est aussi membre de l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l'IA et du numérique (OBVIA), un réseau de chercheurs soutenus financièrement par le Québec. En comparaison internationale, «la Suisse est en retard dans sa transformation numérique», estime-t-elle, avant de nuancer: «La situation est différente selon les secteurs d’activités. Les hôpitaux publics suisses sont en avance sur certaines organisations du privé». Sur le plan international, les pays asiatiques sont loin devant, grâce à leur «culture très techno optimiste». Les États-Unis profitent d’un contexte juridique peu contraignant concernant l’utilisation des données. L’Europe avance plus doucement, avec prudence sur ces enjeux éthiques liés à la protection des données.
Dynamiques d’équipe
Elle s’intéresse aussi à l’impact de l’IA sur les dynamiques d’équipe. À noter que la part des entreprises organisées en petites équipes de 10 à 15 personnes est passée de 20% en 1980 à 80% en 2000. «Les dynamiques collectives fluctuent énormément. Il suffit d’un élément perturbateur pour que l’ensemble du groupe soit impacté. Pareil avec les outils tech, chaque individu sera influencé différemment. Il existe aujourd’hui de nombreux logiciels qui analysent à la fois ces dynamiques collectives, mais également la dynamique individuelle de chaque membre de l'équipe.»
70% des projets échouent
Ces recherches sur la santé organisationnelle sont au cœur de la transformation digitale. Elle rappelle que 70% des projets de changement en entreprise échouent (selon l’article de John Kotter: «Leading Change: Why Transformation Efforts Fail», in Harvard Business Review, Mars–Avril 1995, page 1). «Très souvent, la transformation digitale n’aboutit pas parce que l’entreprise n’a pas tenu compte du facteur humain. Avant d’implémenter un nouvel outil, intéressez-vous à la perception des collaborateurs, quels sont leurs besoins, leurs attentes, leurs craintes? L’accompagnement au changement par de la formation et de l’implication est primordiale.»
Équipe de France de judo
Justine Dima a gravi les échelons académiques après un début de carrière dans le sport-étude. Son père était ouvrier à l’usine Armstrong de Pontarlier (fabricant de plafonds acoustiques). Passionnée de ski de fond et de judo, Justine Dima sera repérée sur les tatamis et intègre le pôle France Strasbourg, section judo. Elle rejoint ensuite l’équipe de France et poursuit son cursus sport-études entre Strasbourg et Paris. Baccalauréat en poche et plusieurs blessures graves au compteur, elle doit mettre fin à sa carrière sportive. Elle opte pour un BTS (brevet technicien supérieur) comme assistante de manager et rejoint le groupe EDF (énergie). C’est là qu’elle découvre la fonction RH et une passion pour la santé au travail et la technologie. Elle poursuit ses études avec un Master en RH à IGS Paris. Puis un second Master en développement humain et organisation à l’Université de Laval au Québec.
Techno-stress
Professeure au département de management de l’Université de Laval, Marie-Hélène Gilbert l’initie aux questions de santé au travail en lien avec la technologie, notamment via le prisme du techno-stress, qui est «le stress induit chez une personne par une utilisation excessive des technologies de l’information». Justine Dima constate beaucoup de négativité de la part des chercheurs·euses sur ces liens entre la tech et les RH. «J’avais envie de développer un regard plus positif, ouvert tout en restant critique.»
Bio Express
2010 Fin de carrière sportive de haut niveau.
2012 Master RH chez IGS-Paris.
2012 Conseillère RH chez EDF
2021 Professeure de GRH à la HEIG-VD
2022 Ph. D. en management de l’Université de Laval