Décalée du digital
Consultante en transformation numérique, Aline Isoz se décrit comme
«le fusible qui accepte de sauter à la fin du projet». Rendue célèbre
par son blog sur Bilan, elle raconte ici sa dernière régénération.
Photo: Pierre-Yves Massot
Au pic de sa célébrité en 2014, Aline Isoz attirait une audience de 80000 personnes sur le Net. Son public venait lire ses billets publiés sur le blog du magazine Bilan. Avec des titres en latin et un humour décalé (No testiculi, no gloria), ces interventions ont introduit avant l’heure l’univers digital dans les mentalités romandes. Elle parlait aussi de la cause des femmes et des aléas de la vie d’une mère seule et entrepreneuse. Très active sur LinkedIn, «je n’ai que 4000 contacts», précise-t-elle, elle like et commente les posts qui l’interpellent sur la transformation digitale de notre économie. Consultante et administratrice de sociétés, Aline Isoz n’a pas sa langue dans la poche. Elle se définit comme «celle qui pointe du doigt ce qui dysfonctionne dans les entreprises». Et se décrit comme «le fusible qui accepte de sauter à la fin de sa mission». Toujours à contre-courant, elle a décidé aujourd’hui de réduire ses interventions sur le Net, «puisque tout le monde le fait», et concentre son énergie sur ses conférences publiques. En septembre 2017, elle est notamment montée sur scène lors du Congrès Raiffeisen au SwissTech Convention Center de l’EPFL. «Je m’inspire des meilleures conférences qui tournent sur le Web, les TedTalks et les prises de paroles de Steve Jobs par exemple. Et je me suis offerte les services d’un coach. Même si tout a l’air très spontané, mes conférences sont en réalité très travaillées», sourit-elle. Pour l’entretien, elle nous donne rendez-vous à l’hôtel Starling sur le campus de l’EPFL. Nous sommes son dernier rendez-vous avant la pause de Noël. Décontractée et souriante, elle ne demande pas à relire cet article. «Je vous fais entièrement confiance», lâche-t-elle le sourire rayonnant. Voici le style Aline Isoz: des propos dérangeants avec une douce pression pour vous faire avancer.
Les bons élèves du digital
Son analyse de l’état de préparation des PME romandes face à la transformation numérique est décapante. Elle dit: «Selon une récente étude, seules 30% des entreprises romandes se sentent concernées». Commençons par ces bons élèves. Peut-elle nous en dresser le portrait? «L’industrie pharmaceutique semble très bien positionnée. Je vois aussi certaines entreprises industrielles, comme LEM International à Genève, le groupe Bobst ou ABB. Mais il faut aussi citer quelques grandes écoles, l’EPFL par exemple. Et ce bon niveau de préparation n’est pas réservé aux grandes organisations. L’agriculteur vaudois Cédric Romon est en train de transformer son exploitation à l’aide d’outils digitaux», détaille Aline Isoz.
Mais ces premiers de classe sont rares. Elle poursuit: «60% des sociétés ne sont pas conscientes qu’elles se situent sous la vague du Tsunami numérique. Ce sont d’ailleurs ces mêmes entreprises qui sont victimes de cyber attaques». Ames sensibles, passez votre chemin, voici son analyse: «Si vous n’avez pas inclus le digital dans votre stratégie, vous rencontrerez très prochainement des difficultés business. Car le numérique offre autant d’opportunités que de risques. Chaque comité de direction devrait avoir au moins une personne dédiée à ce sujet.»
No Man’s Land technologique
Car le digital va transformer l’entreprise en profondeur, prédit Aline Isoz. «De nombreuses sociétés ont choisi de réduire leurs coûts pour faire face. Ce sera peine perdue. Tout est en train de changer. Une entreprise traditionnelle possède autant de processus que de personnes. Ces temps sont révolus. Le digital oblige à harmoniser les processus sur les fonctions et non plus sur les personnes.» L’infrastructure informatique de l’entreprise sera aussi de plus en plus déterminante. En clair, un collaborateur s’attend désormais à retrouver sur son lieu de travail les outils qu’il utilise dans le privé: un WiFi à haut débit et l’accès aux moteurs de recherche. «J’ai vu une entreprise interdire à ses employés l’utilisation de Google, par peur d’une cyber attaque. Mais comment voulez-vous attirer les bons profils, s’ils débarquent dans un No Man’s Land technologique quand ils viennent se présenter...»
Son autre sujet de prédilection est la mixité homme-femme. Depuis qu’elle milite pour la cause des femmes en organisation, elle s’est rendue à l’évidence qu’une politique des quotas est indispensable. «Les choses avancent trop lentement. Cela dit, je ne pense pas qu’il y ait suffisamment de femmes compétentes pour remplir ces quotas. Mais personne n’a jamais posé la question de la compétence des hommes. Donc au pire, avec le système des quotas, on se retrouvera avec autant de femmes incompétentes que d’hommes.» Son sourire révèle toute la satisfaction qu’elle tire de sa liberté d’expression. Aline Isoz, l’inclassable. Ni féministe ni soumise. Electron libre du digital, avec un humour tranchant. Un sacré pedigree.
La fille d’Edmond Isoz
Elle est née en Valais, à l’époque où son père, Edmond Isoz, portait encore le maillot du FC Sion. Ce dernier deviendra quelques années plus tard le directeur de la Swiss Football League. Un homme à poigne qui a restructuré les strates supérieures du football suisse. «Il n’a jamais été politiquement correct. Ce qui lui a causé pas mal de déboires», glisse-t-elle. Sa mère s’occupe des deux enfants. «Elle a tenu la baraque pendant que mon père se faisait plaisir. Elle était la Chief Operations Officer de l’entreprise familiale.» La famille bouge beaucoup. Vienne, Zurich puis Genève. Quand le clan Isoz rentre en Valais, Aline décide de rester seule à Genève. Elle a 17 ans et souhaite monter une entreprise de production de disques. Elle raconte: «C’était les débuts d’Internet. Je pensais que le Net ne marcherait jamais et que la production de disques était un métier d’avenir!» Elle s’inscrit à HEC Lausanne et échoue à ses premiers examens. «Je me suis retrouvée exclue de toutes les facultés économiques de Suisse.»
Elle se lance alors dans la communication et réussit son Bachelor au Sawi (Swiss Marketing Hub & Schools) de Lausanne. S’en suit un parcours trop classique pour elle. Mariage, naissance de ses jumelles et une succession d’emplois salariés dans le secteur de la communication. Tout s’arrête brusquement en décembre 2008. Elle raconte: «Chance incroyable, je divorce et je me fais licencier le 24 décembre. Du coup, je me suis mise au chômage pendant trois mois pour me réorienter.» Elle lit tout ce qu’elle trouve sur la digitalisation de l’économie. Cette fois, elle a du flair. En 2009, personne ne parle encore de révolution numérique. Aline Isoz décortique le sujet et commence à publier ses premières chroniques.
Black Swan lancé en 2010
En 2010, elle fonde Black Swan, une agence de communication qui propose des stratégies digitales. Au moment de l’entretien, elle porte autour du cou un cygne noir au bout d’une chaîne en or. Elle choisit ce symbole en référence au livre de Nassim Nicholas Taleb Le cygne noir: La puissance de l’imprévisible (publié en 2007). Manque de chance, au moment de lancer son site, le film Black Swan sort en salle. «En un mois, mon référencement a chuté», sourit-elle. Son idée de conseiller les entreprises sur la révolution numérique est pourtant excellente. En avance sur son temps, elle se fait vite repérer par les médias. Le magazine Bilan lui offre une chronique. Ce sera le début de sa notoriété. Aujourd’hui, dans le milieu du digital, elle est connue comme le loup blanc. Ses analyses sont critiques et son franc parler légendaire. Elle-même semble très épanouie dans sa nouvelle vie. Son partenaire est un DRH de la place lausannoise, son regard est bleu et pétillant. Et quand on lui demande des nouvelles de ses deux jumelles, elle rit aux éclats: «Deux adolescentes à gérer?! En comparaison, la transformation digitale ce n’est rien du tout.»