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Deux figures de la GRH de Suisse romande publient la bible du praticien

Les professeurs de gestion RH Yves Emery et François Gonin viennent de publier la troisième édition de leur manuel de GRH. Un livre qui ornera encore longtemps les tables de nuit des professionnels RH de Suisse romande. Pour HR Today, ils dévoilent leur éthique de la profession, reviennent sur dix ans de GRH et esquissent quelques enjeux d’avenir. 

Ils sont devenus les Starsky et Hutch de la communauté RH de Suisse romande. François Gonin (Starsky), l’homme du terrain, le verbe vif, habité par le souci de la concrétisation et de la cohérence et Yves Emery (Hutch), l’intellectuel enthousiaste, féru de recherches scientifiques. Pour les relier, un sourire complice et une franche rigolade. Ces deux figures de la formation RH de Suisse romande (Emery à l’IDHEAP et Gonin à la HEIG-VD d’Yverdon-les-Bains) viennent de publier la troisième édition de leur manuel de GRH*. Sans doute l’événement éditorial RH de 2009. Dix ans après la première édition, ce livre est devenu un classique. En Suisse et à l’étranger. Puisque la Commission européenne l’a adopté comme manuel de référence pour la mise en place de ses politiques RH. Interview.

En page 282, vous évoquez une éthique de la GRH que vous souhaiteriez voir fleurir. De quoi s’agit-il?

Yves Emery (YE): De nombreuses organisations assurent que l’être humain est au centre de leurs préoccupations. A notre avis, cette affirmation est trompeuse! (rires) Une organisation est toujours là pour remplir une mission et pour fournir des prestations à des clients. A l’autre extrême, on trouve des organisations qui se moquent radicalement du personnel en ne pensant qu’à leurs objectifs stratégiques, tenant le discours suivant: «Soyez déjà contents d’avoir un job, par rapport à tous ceux qui sont au chômage…». Notre éthique de la GRH part de l’idée qu’il faut trouver une voie intermédiaire, trouver les synergies entre les besoins de l’organisation ET du personnel, partout où cela est possible…

C’est-à-dire?

YE: Dans toute organisation, une mission sans les personnes pour la réaliser est vouée à l’échec. Pour des organisations de services, c’est peut-être encore plus évident. La question est de savoir quelle est la finalité RH. Nous pensons que l’alignement stratégique de la GRH, très à la mode, ne suffit pas. A l’inverse, la posture du RH à vocation sociale, bien répandue dans les entreprises qui ont une fibre paternaliste, n’est pas la bonne piste non plus. Il faut chercher une voie médiane qui apporte la meilleure valeur ajoutée tant à l’employeur qu’à l’employé.

François Gonin (FG): Notre vision éthique de la GRH consiste à promouvoir une vision d’un employeur «qualifiant», soucieux de développer les compétences de son personnel et de favoriser son évolution professionnelle, au contraire d’un employeur «exploitant», qui utilise au maximum les forces et les compétences de son personnel sans aucune autre préoccupation que la rentabilité à court terme.

Vous énumérez plusieurs modes d’organisation interne. Et vous dites qu’il y a là un terrain favorable pour montrer sa plus value et aider à mieux faire coïncider des intérêts socio-économiques parfois divergents. Qu’entendez-vous par là?

YE: Un des rôles importants des RH est de faire évoluer l’organisation et sa culture. Dans les systèmes RH classiques, ce rôle-là n’est quasiment jamais mentionné. Il est en général très diffus et n’appartient à finalement personne. Mais c’est un besoin important. Très peu de services RH sont vraiment organisés pour disposer d’agents de changement. Sur cent organisations, seules deux ou trois institutions le font vraiment.

FG: Effectivement! En même temps, je constate que le poids du service du personnel est limité. Et son influence sur la stratégie de l’organisation est faible. Personnellement, j’aurais donc tendance à me demander comment renforcer ce lien avec la direction plutôt que de mettre beaucoup d’importance sur comment mieux s’organiser. Cela dit, le mode d’organisation doit être en adéquation avec le type d’entreprise, avec sa culture et les missions qui lui sont assignées.

On touche là à votre chapitre sur le passage à l’action. Où vous listez les points essentiels pour réussir cette mise en œuvre stratégique…

FG: Oui, disposer d’une vision globale et stratégique de la GRH c’est bien, mais à quoi sert-elle si elle n’est pas mise en œuvre? D’où ce chapitre qui donne des indications pour passer à l’action. En outre, il s’agit de relever que le regroupement en processus des différentes activités de GRH facilite ce passage à l’action.

YE: Je pense que les services RH sont encore trop organisés selon leur propre logique alors que les clients internes, qui utilisent les services RH, ont des besoins intégrés. Un problème RH n’est jamais que de la formation, que du salaire ou que de la motivation. C’est toujours un mélange. Comme un cuisinier qui choisit les ingrédients pour apporter une valeur ajoutée, je pense que la GRH du futur sera d’aller plus dans la définition et l’analyse de problématiques intégrées, répondant aux besoins de la hiérarchie ou du personnel, pour dans un deuxième temps voir quels sont les processus RH concernés, en passant en quelque sorte dans  l’arrière-boutique de la GRH.

Le chapitre sur la gestion des carrières est très rafraîchissant. Vous insistez sur la notion d’ancres de carrière…

YE: La vision classique, très répandue dans nos organisations, est la carrière hiérarchique. Monter les échelons, faire des sacrifices et s’investir à fond… Mais aujourd’hui, les gens cherchent d’autres types de carrière. Une carrière où l’on se construit, où l’on développe ses potentialités et où l’on est bien. Quelle est l’utilité d’avoir un haut niveau hiérarchique, du pouvoir et de l’argent si l’on est intérieurement détruit? Nous aimons beaucoup le concept du flow. Qui fait référence à une zone de bien-être par rapport à son style, ses potentialités et sa personnalité. Cette zone est différente d’une personne à une autre. Pour certaines personnes cela reste la carrière hiérarchique, mais pour d’autres ce sera de devenir très spécialisé dans un domaine, de devenir coach ou de renoncer à certaines de ses responsabilités pour réaliser une vieille passion et gagner en qualité de vie.

C’est donc un terrain important pour les RH?

YE: Oui et il est fabuleux! Prenez la carte de la Suisse, on vit aujourd’hui dans une vision de la carrière avec cinq grandes villes et quelques autoroutes. En réalité, la carrière c’est aussi toutes les petites routes qui nous font découvrir des paysages magnifiques. C’est aux RH d’identifier ces chemins de traverse, de les vendre, de convaincre et d’amener les collaborateurs à les découvrir.

Votre livre est construit autour du concept de la gestion intégrée... Expliquez-nous cette démarche?

FG: Récemment, j’ai vu une belle exposition du peintre pointilliste Seurat à Zurich. De loin, le tableau est superbe et les couleurs se marient admirablement bien. Mais si vous vous approchez du tableau, il arrive que la couleur d’un des points jure avec celle du point d’à-côté. C’est ce que nous avons cherché à éviter avec ce manuel. L’idée de processus permet de regrouper des activités de GRH en un ensemble cohérent qui met en avant la valeur ajoutée produite. Ainsi, chaque processus s’inscrit clairement dans une vision globale, cohérente et adaptée à l’organisation, ce qui permet d’éviter une GRH «patchwork», où les différents outils sont conçus et mis en œuvre sans articulation d’ensemble. Il s’agit donc de conceptualiser et de concrétiser les liens existants entre les différents processus.

YE: L’idée est aussi d’offrir un outil pragmatique dont le concept global peut être intégré dans un système plus global de management de la qualité.

Yves Emery et François Gonin: Gérer les ressources humaines. Des théories aux outils, un concept intégré par processus, compatible avec les normes de qualité, 3ème édition revue, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2009, 567 pages + les outils téléchargeables.

Retour sur dix ans de GRH en Romandie

La plus grande avancée de la GRH de ces dix dernières années?

François Gonin (FG): L’émergence d’une Fonction personnel professionnelle, entre autres grâce au Brevet fédéral de spécialiste RH et aux masters en GRH  (tels le MAS en Human Capital Management de la HEIG-VD ou le MAS en GRH de l’Université de Genève).

Yves Emery (YE): Dans la littérature et le domaine des idées, on se gargarise depuis 25 ans de GRH stratégique. Depuis une dizaine d’années, on travaille sur la manière détaillée de la réaliser. Et on réalise l’importance des macro compétences, une approche supra individuelle qui appréhende les ressources humaines dans leur globalité, faisant ressortir la capacité d’action collective. On est passé actuellement à une GRH très individualisée, qui peut casser les compétences collectives. Le retour du collectif nous amène à explorer des champs théoriques peu exploités par la GRH, comme la sociologie des organisations.

La pire évolution de cette décennie?

YE: C’est clairement l’instrumentalisation des ressources humaines dans une logique de rendement à court terme. On augmente les profits et on licencie le personnel. C’est la mauvaise facette de notre profession. Concrètement, la pire expression de cette dérive, c’est quand on demande à un cadre de licencier son équipe pour le remercier à son tour une fois le sale boulot accompli.

FG: Oui, et détourner des outils de développement et de motivation de leur finalité première, typiquement la fixation d’objectifs et les évaluations, en les utilisant à des fins d’asservissement.

Le malentendu qui a causé le plus de dégâts à la fonction RH?

YE: C’est le malentendu social: la GRH serait une apporche «sociale», bienveillante, répondant aux besoins du personnel avant tout.

Le pire préjugé des collaborateurs sur la fonction RH?

FG: Souvent les collaborateurs considèrent que la fonction RH est du côté de la direction. A l’inverse, les directions peuvent penser parfois que les RH sont du côté des collaborateurs!

YE: L’autre malentendu, c’est les RH versus le management. Certains estiment que les RH ne servent à rien. Et assurent que ce sont les managers de proximité qui sont les vrais RH. D’autres estiment que puisqu’on a créé un département RH, du coup, les cadres n’ont plus à s’occuper de ces problèmes. En réalité, il faut créer de la valeur ensemble, avec une répartition claire des missions et des responsabilités. Ça, c’est le plus difficile!!!

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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