Construire et comprendre les réseaux

Deux milliards d’internautes et moi, et moi, et moi...

Les réseaux sociaux, moyen rapide et efficace pour créer un cercle d’amis? Franchement pas sûr. Mais pour entretenir un réseau existant, sans doute. Gare toutefois à certains pièges. 

Et si les réseaux sociaux, avec leurs promesses de contacts nombreux et faciles, pouvaient devenir un cadeau empoisonné qui ne fait pas de nous des gens plus aimés, mais engloutit une part croissante de notre temps? Près de deux milliards de personnes ont une vie sur les réseaux sociaux tels que Facebook, LinkedIn ou Twitter. Rien que sur Facebook, dix milliards de messages sont postés chaque jour. La génération actuelle est ATAWAD (pour anytime, anywhere, any device, soit connectée n’importe quand, n’importe où, avec n’importe quel appareil).
 
Pour élargir son réseau, il n’y aurait rien de tel. Du moins en théorie. Car on peine à trouver une étude scientifique à l’appui de cette hypothèse. Pour se prononcer sur cette question, les adeptes et les opposants du networking n’ont donc guère que des convictions personnelles à faire valoir. Deux messages postés sur le site montersonbusiness.com, géré par le consultant français Rémy Bigot, reflètent la dissension: «A mon humble avis, l’Internet n’est pas un outil très performant pour ce qui est du réseautage, dit le premier. Pour la simple et bonne raison que rien ne peut remplacer le feeling qu’on éprouve pour un vis-à-vis.» «Je ne partage pas ce point de vue, dit le second. Mon expérience de blogging montre que les réseaux sociaux permettent d’ouvrir des portes qui semblent impossibles à ouvrir dans la vie réelle.»
 

Urgence et immédiateté

Néanmoins, tout le monde s’accorde généralement sur un point: notre rapport au temps a radicalement changé sous l’effet du développement des technologies de la communication. Dans son livre «Le culte de l’urgence», publié chez Flammarion en 2003, la sociologue et psychologue Nicole Aubert, professeur à l’Ecole supérieure de commerce de Paris (ESCP-EAP), soutient que l’urgence et l’immédiateté sont les deux nouvelles mesures du temps avec lesquelles nous devons composer. Il s’agit de rentabiliser le temps à tout prix, en espérant peut-être ainsi le contrôler. Mais c’est un piège. Au final, beaucoup de gens se sentent obligés de toujours tout faire dans l’urgence. La capacité à hiérarchiser les degrés de priorité s’émousse, les fausses urgences paraissent vraies, l’accessoire devient essentiel.
L’un des pièges des réseaux sociaux réside peut-être dans le fait qu’ils sont devenus un must. Ils représentent en quelque sorte «une nouvelle forme de capital social dont il est évidemment plus avantageux de disposer de manière importante, même s’il n’est pas évident d’estimer leur réel impact», lit-on dans une étude réalisée en 2013 à l’Institut des hautes études en administration publique (IDHEAP), à Lausanne. D’après une autre étude, réalisée par le think tank l’Institut de l’entreprise (IE), les managers cèdent souvent à l’idée qu’il est préférable d’avoir trop d’informations que pas assez: «Le problème est que l’on a de plus en plus d’informations et de moins en moins de temps pour les trier. Il en résulte un travail dispersé, fragmenté, en miettes, avec le risque que le réflexe remplace la réflexion», explique Denis Monneuse, auteur de l’étude. «L’être humain ne cesse de créer de nouveaux moyens de communication, mais cela ne permet pas nécessairement une meilleure communication.»
 

«Envoyez-moi un mail!»

Exemple typique: vous appelez quelqu’un et comme il n’a pas le temps de répondre, il vous demande de lui envoyer un mail. Mais si vous commencez par lui envoyer un mail, sa réponse se fera tant attendre que vous finirez par téléphoner! «Trop d’informations tue l’information, c’est bien connu», relève l’économiste Nathalie Bourquenoud, directrice RH de La Mobilière (et membre du conseil de rédaction d’HR Today). D’après certaines estimations, sur les 180 milliards de mails envoyés chaque jour dans le monde, trois quarts seraient des spams. Un autre exemple d’effet paradoxal est observé dans le domaine du recrutement, où les avalanches de candidatures peuvent rendre une présélection minutieuse impossible. En d’autres termes, on accepte l’encombrement parce que la crainte de passer à côté de quelque chose est trop forte.
 
Interrogé par mail, le journaliste canadien Carl Honoré, auteur des best-sellers «Eloge de la lenteur» et «Lenteur, mode d’emploi», publiés respectivement en 2005 et en 2013, analyse: «Nous avons besoin de communiquer et c’est une bonne chose que la technologie nous y aide. Le problème est que dans un monde où l’accès à l’information est illimité, l’être humain peut éprouver de la peine à s’arrêter. De la même façon que beaucoup de gens continuent à manger alors qu’ils n’ont plus faim, certains ne peuvent pas s’empêcher de surfer lorsque leurs cerveaux sont déjà saturés d’informations.» Toujours plus de contacts, toujours plus vite: ce ne serait tout simplement pas réaliste. Depuis les travaux de l’anthropologue Robin Dunbar dans les années 90, on sait que l’être humain est fait pour entretenir des relations avec un nombre maximum de 150 personnes. D’ailleurs, dans la pratique, les groupes d’une taille supérieure à ce chiffre tendent naturellement à se scinder en plus petites unités.
 

Solitude et échec relationnel

En donnant aux internautes l’impression qu’il est possible d’échapper à cet ordre naturel, les réseaux sociaux risquent paradoxalement d’exacerber les sentiments de solitude ou d’échec relationnel, estime Shimi Cohen, étudiant en design graphique au Shenkar College of Engineering and Design de Tel-Aviv. C’est du moins ce qu’il tente de démontrer dans une vidéo intitulée Innovation de la solitude, et que l’on peut voir sur le site http://www.trendguardian.com/2013 /08/shimi-cohen-innovation-of-loneliness.html. Dans un livre intitulé «La peur de l’insignifiance nous rend fous» (Editions Belfond, 2013), un autre penseur israélien, Carlo Strenger, professeur à l’école des sciences psychologiques de l’Université de Tel-Aviv, développe l’idée qu’en permettant à n’importe qui de suivre tout ce qui se passe dans le monde, l’Internet a repoussé les frontières de nos communautés. «Alors, dans un monde sans limites, comment peut-on laisser une trace de son existence? Cette question vertigineuse génère une forte angoisse et, par là même, le désir effréné de devenir quelqu’un.»
 
«La question est de savoir quelle est la philosophie qui sous-tend les réseaux sociaux», s’interroge l’écrivaine Zadie Smith, chroniqueuse dans la revue New York Review of Books. «Je crois qu’il est important de se rappeler que Facebook a été créé par un étudiant de Harvard qui avait les préoccupations d’un d’étudiant de Harvard: quelle est votre situation amoureuse, avez-vous une vie privée, aimez-vous les mêmes choses que les autres, etc. Lorsqu’un être humain est réduit à un ensemble de données, tout rapetisse: sa personnalité, ses sensibilités, ses particularités. On a créé une sorte de «noosphere», un environnement uniforme où l’important n’est finalement pas de savoir qui l’on est vraiment, puisque le but est d’être aimé par le plus grand nombre de gens possible.» Bloggeur spécialisé dans les réseaux sociaux, Laurent Giret (http://laurent. giret.com) s’est intéressé lui aussi à la philosophie véhiculée par les réseaux sociaux. «On retrouve souvent les mêmes principes, à savoir: une communication asymétrique, une logique quantitativiste et une transparence du graphe social qui permet à chacun de scruter les relations et les centres d’intérêt des autres.»
 
Or, de l’avis des psychologues, sociologues, anthropologues, la qualité d’une relation dépend essentiellement de l’équilibre des échanges et du temps investi dans la relation. «Je suis aussi d’avis que l’être humain n’est pas fait pour travailler constamment sous pression et avec une masse incommensurable d’informations à gérer, mais on aurait tort de sous-estimer ses capacités d’adaptation. Les réseaux sociaux nous obligent en fait à développer une systématique de travail rigoureuse. Une fois cette discipline acquise, on peut en tirer le meilleur parti», conclut Nathalie Bourquenoud.
 

Les règles d’or du réseau Rezonance

En mode réseautage à une conférence ou à un cocktail, voici les 7 règles d’or* qui sont distribuées aux participations du réseau Rezonance:

  1. Offrez une poignée de main ferme.
  2. Présentez-vous de façon mémorable en 15 mots.
  3. Ayez vos cartes professionnelles à portée de main.
  4. Rencontrez au moins cinq nouvelles personnes.
  5. Posez des questions et écoutez les réponses.
  6. Notez et tenez les promesses faites.
  7. Effectuez un suivi avec les contacts amorcés.

* Tiré Geneviève Morand et Michel Sintes: «L’art de développer son réseau relationnel», éd. Jouvance, page 49). Lire aussi leur interview en pp. 22 à 24.

 
commenter 0 commentaires HR Cosmos

Typographe de premier métier, Francesca Sacco a publié son premier article à l’âge de 16 ans pour consacrer toute sa vie au journalisme. Elle obtient son titre professionnel en 1992, après une formation à l’Agence télégraphique suisse, à Berne. Depuis, elle travaille en indépendante pour une dizaine de journaux en Suisse, en France et en Belgique, avec une prédilection pour l’enquête.

Plus d'articles de Francesca Sacco