De nos jours, la notion d’entreprises libérées (ou agiles) est dans toutes les bouches. Cet effet de mode implique un certain galvaudage de ce concept, souvent par méconnaissance du sujet et de ses implications profondes pour une organisation. La table de ping-pong dans la salle de pause et le manager en baskets ne sont certainement pas les indicateurs de ces types de management. Faire le choix d’être une entreprise libérée est un positionnement public, dont l’image est généralement positive, mais surtout un bouleversement de la politique interne de toute l’organisation, qui nécessite une remise en question profonde, surtout chez les managers et dans le conseil d’administration. In fine, le résultat sera de remettre de l’innovation et du plaisir dans le travail, du CEO au stagiaire, qui pourront se concentrer avant tout dans les tâches où ils excellent ou veulent développer leurs compétences tout en produisant des résultats plus créatifs et pertinents.
Une évolution sans recette ni modèle
Lorsqu’on crée une organisation ou qu’elle est de petite taille, quelques personnes tout au plus, il est aisé de définir ou redéfinir son type de management. Au contraire, quand on prend la tête d’une structure établie, les habitudes sont ancrées, et amener le changement est un défi. C’est la situation que j’ai connue à partir de 2014 quand j’ai décidé de changer le style de management de mon organisation, composée alors d’une dizaine de personnes, certaines en poste depuis plus de 10 ans. Aujourd’hui, le domaine des entreprises libérées est large et est fourni en nombreuses références. Il y a quatre ans, elles étaient moins prolifiques. Sur conseil d’une formatrice et coach, j’ai opté pour l’approche décrite par Frédéric Laloux dans «Reinventing organizations» , soit le modèle Teal (Sarcelle ou Opale en français). Néanmoins, en quelques mois, je me suis aperçu qu’il était vain de vouloir transposer des méthodes ou des recettes toutes faites à ma propre organisation. En nous basant sur les trois principes fondamentaux des organisations Teal, nous avons développé en commun les approches suivantes dans notre organisation:
- L’autogestion: nous essayons de fonctionner efficacement avec un système renforçant les échanges entre collègues. Nous établissons des structures et pratiques qui offrent aux personnes impliquées une grande autonomie dans leur domaine, et la responsabilité de coordonner leur travail à celui des autres. Nous essayons de minimiser les statuts hiérarchiques, et les responsables essayent de limiter leur rôle de contrôle, pour privilégier un rôle de soutien, de médiation, d’encadrement et d’accompagnement.
- L’intégrité: nous nous sommes basés sur l’idée que chaque membre des équipes est un individu à part entière, à la fois au sein de l’organisation et en dehors. Nous ne devons pas l’inciter à «porter un masque», renier ses valeurs, ou mentir sur sa personnalité pour être accepté.
Nous essayons de créer un environnement où chacun se sent libre de s’exprimer à cœur ouvert, et de valoriser son énergie, sa passion et toute sa créativité dans son travail.
- Principe évolutif: nous fondons nos stratégies sur les demandes que nous recevons de nos utilisateurs. Des méthodes agiles de détection et de réponse remplacent les mécanismes de planification, budget, objectifs et incitations. De manière paradoxale, en laissant de côté l’approche axée uniquement sur les résultats et les aspects financiers, nous pouvons obtenir des résultats qui dépassent ceux des autres organisations du secteur.
ll fallait créer son propre chemin pour aller dans les directions que nous voulions. Au mieux, les exemples tirés de Frédéric Laloux pouvaient être une inspiration, mais certainement pas une solution qui s’applique directement. Toute la littérature sur les entreprises libérées, l’Holacracy, les organisations Teal ou encore le servant leadership, doivent inspirer le changement et aider au développement des solutions propres à son organisation, mais ne peuvent s’imposer comme des recettes prémâchées. L’entreprise libérée remet la valeur de l’humain au centre des organisations, vouloir y appliquer directement une théorie extérieure va à l’encontre de l’essence de cette démarche. La co-construction d’un modèle de management est la voie qui nous a permis de mener à bien la transformation.
L’élément cardinal: la confiance
Si je devais retenir un mot pour qualifier l’ensemble du processus, ce serait sans aucun doute la confiance. Tout d’abord la confiance que le manager doit développer en soi pour amener le changement et convaincre les instances dirigeantes supérieures et les collaborateurs du bien fondé de la démarche. La réciproque est également essentielle pour avoir la possibilité de déployer le changement dans de bonnes conditions. Le CEO et le conseil d’administration doivent être également impliqués, car certains changements les toucheront ou les concerneront directement. Ensuite, la confiance qu’il doit donner à ses équipes, pour abandonner les vieux réflexes de contrôle et commandement, en s’en remettant à chacun pour garantir le fonctionnement du tout.
Pour finir, la confiance dans les personnes qui accompagnent le processus et le soutiennent par des conseils et du coaching de la direction et des collaborateurs. Le premier rôle de ces «accompagnants» est de montrer les failles du management et du fonctionnement de l’organisation. Par conséquent, si vous êtes leader de ce processus, il est essentiel de les protéger et d’utiliser des leviers forts pour surmonter les réticences au changement, surtout dans les premières semaines, pour garantir que l’évolution puisse se déployer dans l’organisation.
La caractéristique de la confiance est qu’elle ne se décrète pas, mais qu’elle se construit avec le temps et les relations interpersonnelles. Elle devient ainsi l’élément évolutif essentiel du processus. L’enjeu principal pour les cadres dirigeants est donc à la fois de mettre en place le climat de travail nécessaire à la construction de cette confiance et de le protéger des interventions extérieures qui pourraient le mettre à mal notamment des instances supérieures ou d’autres équipes si le processus n’est pas appliqué immédiatement à l’ensemble de l’organisation.
L’indispensable: du temps et un soutien externe
Ces profondes réformes dans le management d’une organisation ne peuvent se mettre en place rapidement, car elles nécessitent des changements d’habitudes et d’attitudes de l’ensemble des équipes et de leurs responsables. Par conséquent, le temps nécessaire à la mise en place d’une telle structure se comptera en années, car c’est un processus continu et en perpétuelle évolution. Néanmoins, les premiers résultats en termes de motivation et de fonctionnement se voient déjà après quelques mois.
Un autre aspect important à prendre en compte est le recours à une aide extérieure pour initier l’évolution et l’accompagner dans les premiers temps, pouvant aller de six mois à plusieurs années. Profiter d’un coaching a été une étape cruciale pour ma part, afin de prendre conscience de certains blocages que je ressentais sans forcément en être pleinement conscient, et me donner un regain d’énergie et m’accompagner pour surmonter des problèmes survenant lors du processus.
Pour le manager: un chemin pavé d’exemplarité et d’humilité
Dans la position de manager, l’évolution de l’organisation vers une forme libérée requiert une profonde remise en question, et un apprentissage du lâcher-prise. Notre rôle classique, qui implique souvent le contrôle des actions des équipes, notamment sur le plan de la qualité, et de donner une orientation générale à suivre, est totalement bouleversé. Dans une entreprise libérée, le rôle du manager se transforme en soutien aux équipes, et il doit devenir le catalyseur des changements et nouveautés, sans se les attribuer ou les contrôler. Il devient ainsi le backoffice des équipes qui se retrouvent sur le devant de la scène.
Par ailleurs, le climat de confiance nécessaire au bon déroulement de l’évolution repose essentiellement sur ses épaules. Il doit se montrer exemplaire dans tous les domaines, pour amener ses équipes dans la bonne direction, et leur donner la force de continuer le processus, qui ne manquera pas de difficultés pour chaque personne.
Le droit à l’erreur est également un signe fort de cette évolution, l’erreur n’étant plus perçue comme une faute, mais comme le meilleur apprentissage possible pour s’améliorer dans le temps. Non seulement les membres des équipes sentent qu’ils ont le droit de commettre des erreurs, mais le manager s’aperçoit qu’il en a souvent commis, et développe un sens critique sur ses actions passées et sur comment les améliorer dans le futur. La qualité globale se renforce fortement, et les performances sont au rendez-vous.
Quelle durabilité pour une entreprise libérée?
La transformation d’une organisation en entreprise libérée, dans son initiation et ses premiers pas, repose essentiellement sur le management et l’impulsion qu’il est capable de donner. Après quelques années de mise en œuvre du modèle d’entreprise libérée dans mon organisation, la question qui se pose est sa continuité au-delà des personnes en place. Est-ce que la structure va tenir le choc suite au départ de l’initiateur? Le prochain manager va-t-il saisir l’essence de toutes les évolutions et respecter les principes de fonctionnement? Au final, la motivation sera-t-elle toujours présente chez les collaborateurs et l’innovation continuera-t-elle à se développer?
Ces questions sont épineuses, et les succès ou échecs lors d’une succession semblent équivalents dans les exemples à disposition. Pourtant la bonne question à se poser au final n’est-elle pas: comment garantir le plaisir de chaque individu au travail, pour maintenir la motivation et la performance de l’ensemble?