Dix jours de préparation pour trois jours de travail!
L’interprète de conférence est pour beaucoup considéré comme un «mal nécessaire» estime Yve Delaquis. Un mal que les machines ne parviennent pourtant pas à remplacer. C’est peu de respect pour un métier passionnant et épuisant. Etre traducteur mais surtout interprète, c’est travailler dans l’ombre.
Paladins du bien parler et du bien écrire, les traducteurs et interprètes de conférence sont des travailleurs de l’ombre. On ne peut cependant se passer d’eux.
Yve Delaquis en fait partie et en est fière. Domiciliée en Suisse romande, elle pratique le métier depuis vingt-quatre ans et sait donc de quoi elle parle. Sans mâcher ses mots, elle porte un regard critique sur les dérives du français d’aujourd’hui.
HR Today: Quel profil faut-il avoir pour réussir dans le métier d’interprète de conférence?
Yve Delaquis: Il faut avoir une langue maternelle très développée. L’interprète travaille toujours vers sa langue maternelle à partir de langues étrangères. Beaucoup s’imaginent qu’il travaille dans plusieurs langues. C’est faux. Si des gens me demandent: «Dans combien de langues travailles-tu» je réponds: «dans une seule, la mienne». La confusion est courante.
Qu’entendez-vous par «une langue maternelle très développée»?
J’entends une langue que l’on maîtrise bien, ce qui est de plus en plus rare et qui me fait bondir. Par exemple, on ne dit pas, je travaille «sur» Paris, mais à Paris ou, j’écris «depuis mon lit», mais de mon lit! L’étudiant qui a passé son baccalauréat et choisi la médecine n’a pas besoin d’autres connaissances pour commencer sa formation. Le futur interprète, lui, devra posséder deux, voire trois langues étrangères pour être admis dans une école de traduction et d’interprétation. Commander une pizza en italien ou flirter au bar bien entendu ne suffit pas!
Savoir des langues – est-ce tout?
Non. La langue fait partie du patrimoine. Il faut avoir une très bonne culture générale, lire les journaux, suivre l’actualité. Si je suis interprète dans une conférence sur le football, je risque d’être prise de court si j’ignore les problèmes du Servette.
Qu’est-ce pour vous qu’une conférence facile?
Je ne pense pas avoir eu beaucoup de prestations faciles, les conférences de presse de vedettes du cinéma ou de la scène exceptées. C’est le niveau de préparation qui permet d’évaluer les difficultés d’un interprète. Au départ, nous disposons d’un «squelette linguistique» à habiller avec la terminologie que nous fournissent les clients. Malheureusement beaucoup sont négligents et trouvent plus commode de nous renvoyer sur l’Internet. Le degré d’investissement est le premier critère. Au spécialiste d’informer sur le jargon de son métier.
Le deuxième critère est l’aisance des orateurs. Comme la rhétorique n’est plus enseignée, les orateurs préfèrent débiter 40 pages le nez collé sur leurs feuilles, et peu importe que les interprètes – et le public, que l’on a tendance à oublier – suivent ou non.
Combien de temps mettez-vous pour préparer une conférence ? Quelles sont les conditions de travail?
Le temps de préparation est énorme et les clients ne se rendent pas compte à quel point nous sommes tributaires des documents fournis par eux pour garantir une bonne prestation. Pour trois jours de conférence sur un sujet pointu (médecine, technique, droit, finances) il faut compter dix jours de préparation en moyenne. Pour une après-midi, deux jours. Beaucoup de clients arrogants jugent notre métier sans le connaître, prévoient des séances du 8 à 18 heures, nous logent dans des chambres bruyantes sans grand confort et nous «offrent» un ou deux sandwiches à midi alors que notre travail exige tranquillité et repos. Le bouquet de roses en chambre, l’invitation au repas du soir, les remerciements en fin de conférences, sont devenus rares. Les sociétés qui nous recrutent ainsi que les participants à un colloque ignorent que notre travail est rémunéré pour la journée de présence, non pour le travail de préparation en amont. Pour une conférence de 3 jours, nous ga-gnons environ 3000 francs. Ce sont les conditions de travail du marché privé. Les interprètes qui oeuvrent pour les organisations internationales gagnent moins à la journée, mais le temps de travail est plus court, le travail reconnu, le revenu franc d’impôts, donc ils ne connaissent pas les mêmes frustrations. Cela dit, même les organismes internationaux ont revu leurs copies et recrutent moins, et autrement qu’il y a encore 3 ans.
Pourriez-vous préciser?
Les exigences linguistiques ont changé. Si vous ne possédez «que » l’anglais, l’allemand, l’italien ou l’espagnol, il est inutile de postuler, et vous ne serez pratiquement plus accepté aux examens d’admission. Aujourd’hui, les institutions internationales recherchent le grec, le turc, le maltais, le hongrois, bref des combinaisons de langues basées sur celles des nouveaux pays membres de l’Union européenne, plus demandées. En débutant par exemple à Bruxelles, à la sortie d’une école d’interprétation, l’interprète jouit des avantages habituels attachés au statut de fonctionnaire et travaille pratiquement tous les jours sans interruption, passe sans transition du domaine des tomates en boîte à celui des vis à 4 pans. Ce type de formation pratique est excellent et ouvre le plus souvent la voie à un avenir professionnel sérieux. Aussi, pour qui débute dans le métier, travailler dans une organisation internationale reste une référence.
Sinon quelles autres solutions choisir et quel avenir pour le métier?
Le marché privé dont j’ai parlé. Vous restez chez vous et attendez que des agences vous appellent, comme cela se fait pour les artistes. Un grand nombre d’entre nous continue à traduire lorsque le nombre de «jours en cabine» diminue, ce qui est un fait qui nous concerne tous, l’avènement d’un certain «marché gris» nuisant énormément à notre réputation. En moyenne, il faut compter trois à cinq ans de recrutements réguliers pour se faire une réputation. Dans ce métier aussi, il faut s’investir car les journées d’interprétation au cours des dix dernières années ont baissé de moitié. Swissair recrutait des interprètes cinq à six fois par an. Swiss, aujourd’hui, et d’autres grandes sociétés helvétiques ou même internationales tiennent de plus en plus leurs conférences en anglais sans interprètes. Grâce aux organisations internationales, le travail d’interprétation ne disparaîtra jamais mais sur le marché privé, j’ai des doutes. Pour nous tous, les bonnes fées font partie du passé.