Chronique

Du temps qui passe

Et si l’on reconsidérait la notion de temporalité en entreprise? Une approche qui permettrait de faire grandir les collaborateurs par étape, au lieu de les pousser au sprint répété.

C’était il y a un an, deux ans, non, déjà trois ans! Les enfants d’hier sont grands, les mentors d’hier retraités, et soi-même entre chien et loup. Mais en entreprise, le temps se décline plutôt au futur. Seul semble compter l’avenir, les budgets et prévisions économiques, les objectifs annuels, les projets d’avant-garde, les indicateurs futurs à atteindre. Le passé est vite oublié, les résultats une simple incitation à faire encore mieux, et les primes d’ancienneté bien faibles par rapport aux bonus promis.

Le monde VUCA (jargon de l’armée américaine pour décrire les situations chaotiques, ndlr), n’offre, dans sa définition même, que peu de stabilité et de sécurité. Une certaine norme économique mondialisée précipite les restructurations, les rachats se font par trop fréquents, l’urgence de se réinventer est annoncée comme seule possibilité de survie.

Vivre dans un monde instable et être tourné en permanence vers l’avenir, semble toutefois mener à de trop nombreux risques psychosociaux et manifestations de stress. L’humain se retrouve dans une course effrénée où il se perd lui-même, en perte de repères et de stabilité. Brown-out et Bore-out sont au rendez-vous. Les identités professionnelles se dissolvent dans les parcours individuels, les entreprises familiales perdent leur culture au profil d’une gestion uniformisée.

Et dans ce contexte, la notion de temps a disparu au profit d’agendas mixant les rendez-vous, tâches et délais. Couplée au rythme frénétique des mails entrants. Le multitasking doit permettre de mener de front, sans temporisation, les missions les plus diverses. Le quotidien devient un grand pêle-mêle déstructuré. Et au lieu de proposer du cadre, de l’organisation, de la hiérarchie, on prône l’autonomie qui désécurise. Tout est question de balance bien entendu. Mais de multiples études s’accordent sur le besoin de sécurité et d’appartenance du collaborateur pour qu’il soit performant, productif, créatif, innovant.

Artifices superficiels

Or le malmené collaborateur se voit plutôt offrir du bien-être instantané. Au lieu de la sécurité financière, affective, émotionnelle, il se voit offrir le choix (encore) au milieu des multiples offres du Chief Hapiness Officer. Avec un peu de fresh fruits à 10 heures, un peu de Mindfulness à midi, un peu de babyfoot à 15 heures. Avec des fringes benefits, des moments funs, des offres sexy. Seul l’anglais parvient à cacher la superficialité de ces artifices.

Aux collaborateurs soumis à un rythme de plus en plus changeant et de plus en plus rapide, est offert un espace de non-temps, d’immédiateté, qui mène à la dissolution de toute chronologie. Une forme de bulle où demain, hier ou aujourd’hui sont les mêmes, créant la confusion intérieure et un fonctionnalisme de surface dans la course aux délais.

Et si l’on reconsidérait la notion de temporalité? Comme une spirale qui se déploie comme un ressort sur un cercle de base. Repassant par les mêmes dimensions, permettant de ressasser le passé et de le relier au présent, puis au futur. Ressasser – le mot fait frémir! Il est demandé au contraire de «passer par-dessus», d’aller de l’avant malgré les aléas, de foncer! Pourtant, ressasser permet de consolider, de revisiter l’expérience, de la transformer en compétence, de développer petit à petit, à rythme humain, l’évolution vers l’avenir. D’inclure les dimensions du deuil et du renouveau, inexorablement présentes dans tout changement.

La spirale du temps est issue de l’observation de la nature, du rythme des saisons qui se répètent, permettant d’engranger non seulement les récoltes, mais également les expériences: quand semer, quand tailler, quand récolter, pour un maximum de résultats. Elle se complète d’une dimension rituelle et collective, Bénichon, Rababou brûlé, Carnaval, Paléo ou Salon de l’Auto, passages quasi immuables.

Et si les entreprises vivaient, de manière plus consciente, leurs rythmes? Budgets et comptes, objectifs et primes, revues annuelles et indicateurs trimestriels, planification des équipes et des vacances, peuvent être réinterprétés en spirales. L’entreprise qui valorise ces rythmes, et les adjoint de célébration collective, pourra faire grandir ses collaborateurs, par étape, au lieu de les pousser en sprint répété sur une dernière ligne droite. Car c’est peut-être bien au rythme des saisons que se cultive le mieux la nature humaine. Confiée aux bons soins d’un «ingénieur en génie humain», profil de DRH à développer…

 

Cet article est paru dans HR Today Magazine (no 3/2021).

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Ariane de Rham est aujourd’hui Directrice de l’ESSIL, école supérieure formant les éducateurs sociaux à Lausanne. Son profil est pluriel. Après une première carrière en tant que pasteure, elle a effectué une formation en gestion d’entreprise. Depuis, elle développe et met en place les outils de management et RH les plus divers, les projets stratégiques de développement et les outils pratiques. Elle a travaillé pour les Oeuvres sociales de l’Armée du Salut, pour la Fondation Le Repuis et pour la Fondation Jeunesse et Famille.

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