Portrait

Elle pense systémique

Consultante, coach et fondatrice du réseau Economie & Conscience, Esther Jouhet a développé une méthode pour naviguer dans la complexité née de la mondialisation.

Elle est en train d’écrire un livre. Consultante, coach et formatrice établie à Genève, Esther Jouhet y nouera la gerbe de ses expériences professionnelles récoltées ces 40 dernières années. Son sujet? Comment naviguer dans un univers professionnel de plus en plus complexe. Et comment se sortir des situations difficiles nées de cette complexité. Sa méthode? La pensée systémique. Le sujet n’est pas nouveau. Mais il est souvent mal compris. Rencontrer Esther Jouhet est donc l’occasion d’y voir plus clair.

Elle nous reçoit dans son domicile de Saint-Julien-en-Genevois, de l’autre côté de la douane de Bardonnex. C’est sa fille qui nous accueille au portail. Elle vit avec sa mère dans une villa de style savoyard, avec des sculptures africaines et des Bouddhas parsemés à travers la maison. Un bâtonnet d’encens brûle quelque part dans la demeure. Nous nous enfonçons dans le canapé en cuir, vert bouteille. Esther Jouhet: «La complexité est le résultat de la multiplicité des systèmes en interaction. Aujourd’hui, les voies de communication ont explosé. Pensez à Internet, aux nouveaux médias, aux téléphones mobiles, mais aussi au boom du transport aérien. Tous ces moyens de communication ont permis à l’humain d’aller au-delà de son champ d’activité habituel et entraînent donc des interactions avec d’autres personnes, d’autres cultures, d’autres modes de vie. Tout cela a fortement complexifié les systèmes, qu’ils soient politiques, économiques ou sociaux. Face à cette réalité, d’aucuns essaient de résister. Mais être contre cette mondialisation revient à être contre le mouvement de la vie. Je préfère être dans l’ouverture. Partant de là, le mode de communication qui permet d’interagir et de vivre dans cette complexité grandissante est la pensée systémique.» Le cadre est posé. Reste à comprendre ce qu’est cette pensée systémique ...

Accepter l’incertitude

Elle poursuit: «Le système, qui est à l’origine du mot systémique, apparaît lorsqu’au moins deux éléments entrent en interaction. La pensée systémique est donc la science des interactions entre les systèmes. Nous ne nous intéressons pas à ce qu’il se passe dans le système ou dans l’individu mais plutôt à ce qu’il se passe quand deux individus ou deux systèmes se rencontrent et interagissent. Et plus il y a de systèmes en interaction, plus c’est complexe et par voie de conséquence imprévisible. Or les entreprises craignent cette incertitude. Un patron veut savoir où il va. Un investisseur n’aime pas le risque. Nous assistons donc à la collision entre un monde où les systèmes interagissaient peu et où la pensée rationnelle et analytique dominait, et un monde de plus en plus complexe qui nécessite, en plus d’une pensée analystique classique, l’adoption d’une pensée systémique. Les deux sont complémentaires.»

Sur le terrain, ce changement de paradigme devient évident. Les plans stratégiques à cinq ans n’existent bientôt plus. Car comment prévoir à si longue échéance quand les changements sont si rapides. Cette nouvelle donne implique de redonner une place à notre intuition, poursuit Esther Jouhet. «Tous les grands leaders savent écouter leur cœur et font confiance à leur intuition. Les deux vont de pair. Un bon manager maîtrise la rationalité et l’intuitif.» C’est de cette conviction qu’est née l’idée du réseau Economie & Conscience, qu’Esther Jouhet a fondé il y a dix ans. Elle dit: «Notre intention était de mettre de la conscience dans l’économie». Entourée de plusieurs patrons d’entreprises genevoises, elle lance un réseau de personnes «qui souhaitent faire évoluer notre système économique et de passer des valeurs aux actes». Parmi ces valeurs, elle cite l’être humain, le respect, le sens, la responsabilité et la spiritualité. Economie & Conscience organise des événements pour sensibiliser l’économie romande à ce changement de paradigme. Elle a invité en 2015 l’entrepreneur français Jean-François Zobrist pour parler de son entreprise libérée.

Faire confiance aux personnes

Si Esther Jouhet a pensé à Zobrist c’est justement car elle estime que son modèle illustre à merveille cette nouvelle économie. Car diriger une entreprise dans la complexité implique de «libérer l’intelligence au travail et de libérer les collaborateurs du contrôle des cadres intermédiaires. Faites confiance aux personnes, accordez-leur un degré d’autonomie», proclame-t-elle. La tendance actuelle du management participatif, qui accorde une grande marge de manœuvre aux collaborateurs n’est donc pas anodine. «Elle implique par contre d’avoir des valeurs fortes qui sont incarnées par des pratiques et des réflexes professionnels», insiste-t-elle.
Lors de ses interventions en entreprise, Esther Jouhet débarque avec un sac rempli de PlaymobileTM. «Ces figurines facilitent la prise de distance et la visualisation des interactions qui se jouent entre les systèmes d’une entreprise». Sa pratique est inspirée de la méthode des constellations familiales de Bert Hellinger, psychothérapeute allemand. Esther Jouhet met en scène des situations. «Cela permet de prendre de la distance et de faire émerger des solutions créatives», explique-t-elle. Si simple que ça? «Non, pas du tout. Pour comprendre les interactions entre les systèmes, il faut aussi clarifier une intention générale, un sens. Cette vision manque souvent dans les entreprises, ou a été perdue.» Elle ajoute qu’un système qui fonctionne sainement a besoin de trois ingrédients de base: de l’ordre, de la connaissance et de l’amour. Elle détaille: «L’ordre donne la structure qui contient le tout et permet de clarifier les rôles et les règles de fonctionnement. La connaissance apporte les compétences et les savoir-faire. Et de l’amour, car sans bienveillance, respect et confiance vous n’arriverez pas à libérer le potentiel de vos équipes.»

De l’amour en entreprise? «Oui bien sûr. Je parle aussi de spiritualité. Nous avons tous besoin de cet ancrage. L’être humain n’est pas que de la matière. Il est bien plus que cela. Nous devons respecter l’autre dans ce qu’il est. C’est ainsi que nous allons libérer la puissance créatrice qui sommeille en chacun de nous.»

D’Abidjan à Espace 2

Et comment a-t-elle découvert la sienne de puissance créatrice? Née à Casablanca, elle a grandi en Côte d’Ivoire, où son père, ingénieur hydraulique, travaillait sur des forages. Elle étudie le droit à l’Université d’Abidjan puis devient conseillère technique du Ministre de la condition féminine. Son rôle est d’informer les femmes ivoiriennes sur leurs droits. Pour y arriver, elle réalise notamment des émissions de radio et de télévision. A 29 ans, elle revient en Suisse. Après un premier emploi chez Nestlé, elle entre à la Radio Télévision Suisse romande, comme responsable de la formation. Après 10 ans à ce poste, elle est nommée directrice d’Espace 2, qu’elle dirigera pendant 9 ans. C’est elle notamment qui engage Paul-André Demierre, «la voix de l’opéra» sur les ondes d’Espace 2. Elle devient ensuite secrétaire générale de la RTSR.

C’est pendant ces années à la radio qu’elle découvre son talent dans la gestion des équipes et la résolution des situations conflictuelles. Elle quitte l’institution lausannoise en 2010 pour se mettre à son compte et fonde Systémique-Entreprise. Depuis, elle accompagne des dirigeants et les aide à mieux comprendre les interactions qui se jouent dans leurs organisations. Elle est intervenue chez Pictet Academy, à la Heig-vd et au Musée d’Arts et d’Histoire de Genève. A chaque fois elle applique la méthode qu’elle est en train de mettre sur papier dans un livre. On y lira notamment les sept clés qu’elle préconise pour résoudre une difficulté: 1. Voir ce qui se passe, ce qui est en jeu. 2. Reconnaître sa part de responsabilité dans le dysfonctionnement. 3. Reconnaître la valeur ajoutée de l’autre. 4. Reconnaître les éléments positifs de la situation. 5. Dire merci pour ces éléments positifs. 6. Accepter le changement et revenir dans le système avec une autre énergie ou 7. accepter ce qui a été et quitter le système.

Bio express

  • 1978 Conseillère technique du Ministre de la condition féminine en Côte d’Ivoire
  • 1981 Entre à la Radio Télévision Suisse romande
  • 2006 Fonde le réseau Economie & Conscience
  • 2010 Fonde Systémique Entreprise

 

commenter 0 commentaires HR Cosmos

Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

Plus d'articles de Marc Benninger