Faites des erreurs, c'est à la mode
Le sociologue et consultant Denis Monneuse dénonce un discours idéaliste qui encense les vertus de l'échec. Cette apologie plaît beaucoup, mais peine à se concrétiser dans la vie réelle.
Photo: Mike Sáez / Unsplash
Depuis quelques années, l’échec et les erreurs sont à la mode. C’est ce qu’observe le sociologue et consultant Denis Monneuse, chercheur au département RH de l’école de commerce IE Business School. Un constat qu’il développe dans son dernier livre intitulé «Errare managerium est: 30 erreurs à éviter pour devenir un meilleur manager», publié au mois de mai aux éditions Dunod.
Denis Monneuse remarque que de nombreux (autres) ouvrages récents mettent en avant les vertus de l’échec. L’un des derniers en date s’intitule tout naturellement «Célébrer l’échec!». Préfacé par Marc Biver, il est co-signé par le professeur de gestion neuchâtelois François Courvoisier et le directeur de la manufacture d’idées Think2Make Sedat Adiyaman. Les auteurs proposent un outil de réflexion en cinq étapes pour «transformer vos futurs fiascos en réussites». Dans la même veine, citons «Parfaites imperfections: comment transformer ses erreurs en idées géniales pour se planter en beauté», publié aux éditions Phaidon en 2016.
Fêtes et musée de l’échec
Signe des temps, la notion de «droit à l’erreur» a été consacrée en France par la loi ESSOC du 10 août 2018. Des filiales françaises de multinationales organiseraient même des «fêtes de l’échec» pour honorer les expériences scientifiques qui n’ont pas abouti aux résultats escomptés. Ce serait notamment le cas du laboratoire pharmaceutique Eli Lilly. À New-York, l’agence de publicité Grey remettrait annuellement à l’un de ses employés un Heroic Failure Award (Prix de l’échec héroïque). Ces événements édifiants, au cours desquels des collaborateurs ou des entrepreneurs sont invités à présenter leurs échecs et les bénéfices qu’ils en ont tirés, sont parfois baptisés fucking nights (littéralement: putains de nuits) ou failCons, contraction de fail (échouer) et conférence.
Autre exemple: à Helsingborg, au nord-ouest de la Suède, il existe depuis 2017 un musée de l’échec où sont exposées des inventions ayant lamentablement échoué sur le marché, comme le vélo en plastique. Interrogé par les médias, le gérant Samuel West, psychologue d’une quarantaine d’années, assure qu’il ne veut pas se moquer de ces initiatives malheureuses: «Nous savons que 80 à 90% des projets innovants échouent. On ne les voit jamais et personne n’en parle. [...] Notre société sous-estime l’échec. Nous sommes trop obsédés par le succès.» Ouvert le 7 juin 2017, ce musée s’est temporairement déplacé à Paris en décembre 2019, pour une exhibition spéciale dans le cadre du Festival des flops, des bides, des ratés et des inutiles» à la Cité des sciences et de l’industrie.
Cette façon de parler des erreurs a quelque chose de salutaire, écrivent de nombreux auteurs. Elle contribue à décomplexer les gens qui craignent de mal faire au point de ne plus oser entreprendre. Or les personnes brillantes sont souvent plus enclines que les autres à expérimenter, quitte à essuyer davantage de revers. De formidables trouvailles sont le résultat d’une maladresse ou d’un oubli. Songez à la tarte Tatin, par exemple, ou au pacemaker, qui devait initialement fonctionner en sens inverse, pour enregistrer les battements cardiaques. Plus prosaïquement, on peut rencontrer l’amour de sa vie dans un train après avoir loupé une correspondance.
Le meilleur moyen d’apprendre
Se tromper est peut-être le meilleur moyen d’apprendre et de se perfectionner. «Je n’ai pas échoué 5000 fois, j’ai simplement trouvé 5000 façons de faire qui ne fonctionnent pas», aurait déclaré Thomas Edison au sujet de ses nombreuses tentatives infructueuses pour fabriquer une ampoule électrique. Plus proche de nous, on trouve Michel Jordi, figure de l’horlogerie helvétique connue autant pour ses réussites que pour ses échecs, et qui professe maintenant les vertus de la déconfiture dans les hautes écoles. En somme, plus vous échouez souvent et tôt, plus vous augmentez vos chances de réussite. C’est mathématique. On entend souvent dire que cette logique est très prégnante dans la culture nord-américaine, mais peu présente sous nos latitudes. Sur Internet, on trouve une quantité de billets de blog à l’appui de cette hypothèse.
Ainsi, le site du magazine Les Échos parle de «visions contradictoires» (1). Certains citent, pour preuve, l’élection à la Maison Blanche d’un businessman ayant essuyé plusieurs déroutes financières. Mais le plébiscite du candidat Donald Trump est-il vraiment à porter au compte d’une tolérance populaire pour les perdants? Pas sûr. Dans un pays où le discours dominant reste très axé sur le succès, il est permis de penser qu’il n’est pas bon de passer pour un looser. Inversement, avec une entreprise helvétique sur deux faisant faillite dans les cinq années qui suivent sa création, on peut se demander si les Suisses regardent vraiment avec sévérité les entrepreneurs qui mettent la clé sous la porte, ou si leur jugement n’est pas de façade.
Toutes les erreurs ne se valent pas
La valorisation des échecs frise parfois la démagogie, confirme Denis Monneuse, contacté via LinkedIn. Pour commencer, toutes les erreurs ne se valent pas. «Derrière l’erreur de calcul d’un élève, il n’y a guère d’autres conséquences qu’une mauvaise note en maths, tandis que derrière l’erreur de calcul d’un ingénieur, il y a potentiellement un pont qui s’écroule ou une fusée qui explose en plein vol.» Il ne viendrait certainement à l’idée de personne de louanger quelqu’un pour une bourde qui s’apparente à une faute. Prenez l’exemple d’un manager qui fermerait les yeux sur l’alcoolisme d’un membre de son équipe: serait-ce lui rendre service?
Lorsqu’un ballon arrive au fond des filets parce que le gardien a été surpris par un tir raté, les spectateurs salueront peut-être la magie du hasard. «Mais s’il y a des footballeurs qui tentent de surprendre le gardien par des feintes, je n’en connais aucun qui rate volontairement un tir pour espérer marquer un but», souligne Dennis Monneuse. D’ailleurs, quelle serait la joie des supporters à voir gagner leur équipe sur un malentendu? En réalité, la seule chose certaine que les erreurs nous enseignent, c’est qu’il aurait fallu mieux faire, dit-il. «Outre qu’elles sont extrêmement rares, les bonnes erreurs sont involontaires. Sinon, ce ne seraient pas des erreurs!»
Vice-président des ressources humaines chez Edwards Lifesciences et auteur de plusieurs livres sur les RH, Serge Panczuk estime qu’il existe un fossé entre le discours théorique sur l’acceptation des erreurs et la réalité. Disons qu’il est facile de relativiser l’importance des erreurs quand on n’y est pas confronté. Dans la pratique, il en va autrement. Il est possible que ce soit la peur générée par l’erreur, et non l’erreur en soi, qui nous retient d’appliquer ce beau discours. «Faudrait-il donc remplacer le droit à l’erreur par le droit à la peur? Et y ajouter le devoir du courage? Parce que c’est bien de cela dont on parle», affirme-t-il. «Dans une organisation qui vante la performance, qui rémunère en fonction des résultats, et qui construit des carrières sur la même base, il faut être courageux pour tenter l’aventure de l’erreur.»
Parole rarement donnée aux victimes
Dénonçant une «vision Bisounours» des erreurs, Denis Monneuse relève qu’il y aurait quelque chose de «cocasse» à parler de nos erreurs et de nos échecs comme de titres de gloire. Ne dit-on pas quelquefois sur le ton de l’humour: «J’ai tellement appris de mes erreurs que j’envisage d’en faire encore quelques-unes»? «Que ceux qui célèbrent les erreurs se fassent plaisir à en commettre plein: nul ne les en empêche», ajoute l’auteur. D’ailleurs, lors des fucking nights qui égaient les soirées de certaines grandes entreprises, la parole est rarement donnée aux victimes des erreurs de management – employés délocalisés ou licenciés, petits investisseurs plumés, etc. En général, on entend plutôt les personnes qui ont réussi à tirer leur épingle du jeu et à rebondir. Ce qui «rajoute de la pression à ceux qui n’arrivent pas à s’en sortir», selon Denis Monneuse.
«Dans la Silicon Valley, un entrepreneur de 47 ans s’est suicidé parce qu’il n’arrivait pas à lever des fonds auprès d’investisseurs. Pour l’anecdote, il avait tatoué «Je suis génial» sur son bras.» Dans l’adage en vogue failure sucks, but instruits (l’échec ça craint, mais ça instruit), on a parfois tendance à oublier le début de la phrase...