Féministe, mon œil
Le ciel bleu du management féminin s’est lézardé depuis l’annonce de graves manquements dans des entreprises dirigées par des femmes.
Photo: Brooke Lark / Unsplash
Exploitation, abus et harcèlement moral seraient courants dans certaines entreprises de communication dirigées par des femmes qui affichent pourtant des valeurs égalitaires, progressistes et inclusives. Plusieurs affaires ont éclaté des deux dernières années.
Le journal Télérama a été le premier à dénoncer les méthodes managériales critiquables de Louie Media, studio de podcasts fondé par Charlotte Pudlowski et Mélissa Bounoua. Vu de loin, Louie Media fait la part belle aux «histoires qui émeuvent» et qui mettent en avant des vécus féminins en s'interrogeant, par exemple, sur la construction des émotions. Les critères d'embauche «répondent à une volonté inclusive». «À compétences égales, affirment les fondatrices, nous optons pour la personne qui a eu le moins de privilèges; nous essayons de lutter contre nos préjugés en faveur de tel ou tel diplôme, de débusquer nos biais cachés.»
L'envers du décor
La réalité découverte par Télérama est tout autre. En trois ans d'existence, sur un total de 20 personnes, 9 ont quitté le bateau rapidement, voire précipitamment. La journaliste Iris Ouedraogo décrit un stress constant: «Nous étions épuisées, avec des délais impossibles à tenir. Durant cette période, quand je rentrais chez moi, je ne faisais rien, je pleurais.» Une autre journaliste, Adélie Pojzman-Pontay, se serait fait «hurler dessus» par les deux fondatrices, quand elle leur a expliqué avoir demandé à un juriste de relire son contrat de travail avant de le signer. S’ensuivront des mois de harcèlement moral qui la pousseront à prendre la porte.
Mediapart a dénoncé l’exploitation des employées du podcast La Poudre par Lauren Bastide, cofondatrice du studio Nouvelles Écoutes. Cette ancienne rédactrice en chef du magazine Elle, titulaire d'un master d'études de genre de l'Université Paris-VIII, prétend «s’attaquer aux racines des discriminations sexistes et des stéréotypes de genre». Cependant, elle est accusée de payer au lance-pierre – voire de ne pas payer du tout – certaines personnes. Interpellée par Mediapart, elle ne répond pas aux questions, mais démissionne dans la foulée du conseil d’administration de l’association féministe Prenons la une.
Une affaire implique la newsletter Les Glorieuses (Glora Media). Celle-ci serait, en fait, au service de la «girlboss» Rebecca Amsellen qui prône la liberté, l’égalité et la sororité. Mais onze de ses collaboratrices témoignent de conditions de travail qui contredisent cette belle idéologie: heures supplémentaires non payées, rémunération dérisoire, tâches à effectuer pour le compte de la dirigeante, accointances financières avec L’Oréal qui transforment le média alternatif en une sorte de boîte de communication…
Initialement payée 537 € par mois, Esther Thirty se retrouve avec un statut d’indépendante pour travailler comme une «assistante à l'américaine» au service de Rebecca Amsellem. Une autre ancienne stagiaire de Gloria Media, Anne Toumazoff, a raconté dans un thread Twitter que Rebecca Amsellem a poursuivi un jour des collaboratrices dans la rue, sur le coup de midi, pour leur faire remarquer devant tout le monde «qu’aller manger ce n’était pas professionnel». La «girlboss» aurait justifié la surcharge de travail de ses employées par le fait que «le féminisme ne s'arrête pas à 18 heures».
Ironiquement, ces médias entendaient dénoncer le manque de considération des femmes dans le monde du travail. Parmi les 50 plus grandes entreprises suisses cotées en bourse, une seule est dirigée par une femme. En Suisse, le cabinet Heidrick & Struggles n’en a trouvé qu’une seule, Ems Chemie, dont la patronne est Magdalena Martullo-Blocher. Or, en comparant les résultats financiers des entreprises en fonction du sexe de leurs dirigeants, l’association Women Equity est parvenue à la conclusion que le management féminin était associé à une rentabilité supérieure de 32%.
Leadership féminin stéréotypé
Mais qu’est-ce que le leadership féminin? Une quantité d’articles soutiennent l’idée d’un style de direction propre aux femmes. Les experts en management Frédérique Pigeyre et Philippe Vernazobres ont analysé cette littérature, pour y trouver «de manière simplifiée, non distanciée et non nuancée, des conclusions sur la nature prétendue ou réelle des femmes et des hommes, et la manière dont ces caractéristiques pourraient être valorisées dans une logique à la fois gestionnaire et politique.»
En fait, les auteurs sont divisés. Pour les uns, il n’existe aucune différence entre les hommes et les femmes dans leur façon de diriger; pour les autres, les femmes auraient un style de leadership orienté sur le relationnel, les émotions, la motivation et la participation des effectifs. Mais dans un camp comme dans l’autre, les preuves scientifiques tendent à manquer. «Au-delà des stéréotypes qui veulent que les femmes soient plus orientées vers les relations et les hommes vers les tâches, on ne peut pas valider ces éléments sur la base des études menées en entreprise», écrivent Frédérique Pigeyre et Philippe Vernazobres. En revanche, ces différences apparaissent bel et bien dans des études expérimentales en laboratoire (laboratory experiments) ou en situation (assesment studies). Mais les essais n’incluaient pas que des personnes occupant un poste de leader.
Le saviez-vous?
L’expression «manager» pourrait provenir d’un mélange entre l’italien mannegiare (avoir en main, c’est-à-dire contrôler) et le français manège (mot qui nous renvoie à… l’art de dresser un cheval). Dans le dictionnaire, manager est un substantif masculin. Comment le conjuguer au féminin: manageure, manageuse?