Débat

Graphologie au recrutement: pas mieux que le hasard?

Professeur de psychologie du travail à l’Université de Neuchâtel, Adrian Bangerter constate que les graphologues n’ont jamais réussi à apporter les preuves de leurs affirmations. La graphologue fribourgeoise Françoise Python relativise cette sentence et assure qu’à travers l’écriture, c’est l’inconscient qui parle.

Adrian Bangerter: Ma position par rapport à la graphologie est très critique. Et je souhaite poser d’entrée trois constats à propos du recours à la graphologie dans le recrutement au sens large. C’est d’abord une pratique très marginale, autant au niveau de sa distribution, qu’au niveau intellectuel. Deuxième constat: si les tests graphologiques sont si rares, c’est parce que les croyances mobilisées par les graphologues pour fonder leur pratique sont dogmatiques et obsolètes. Et enfin, au niveau empirique, la graphologie n’a jamais été en mesure de démontrer que les affirmations qu’elle avance correspondent à quoi que ce soit

Françoise Python: Merci de me donner la parole, la critique est toujours intéressante. Effectivement, la graphologie risque d’être en voie de disparition. Avant tout parce que les gens écrivent moins. Ils tapent sur leur clavier et sont donc de moins en moins à l’aise avec l’écriture, avec le geste graphique. Concernant la perte de croyance que vous évoquez, il faut commencer par expliquer ce qu’est la graphologie. La graphologie est l’analyse d’un geste graphique. La personne a un bras, prolongé d’une main qui tient un objet graphique: un stylo par exemple. Cette personne va donc se projeter sur une page blanche. Au moment d’inscrire son geste graphique sur la page, comme le peintre sur sa toile, une partie de sa personnalité va émerger de son écriture. L’écriture est unique. Elle est issue des profondeurs de la personnalité. Enfants, nous avons été amenés à apprendre à former des lettres, d’une manière très calligraphique. Mais en grandissant, l’écriture va se personnaliser de plus en plus. Certaines personnes vont rester très proches d’un modèle enseigné, d’autres vont s’en détacher. Quelqu’un qui écrit beaucoup, qui a fait des études universitaires par exemple, va accélérer son geste graphique. L’écriture est donc une représentation de la personne. Le graphologue va analyser ce que nous appelons les espèces: la forme, le mouvement, un espace, la qualité du trait par exemple. Tous ces paramètres ont leur importance. Et ces détails n’ont leur sens que s’ils sont interprétés et analysés en fonction de l’ensemble.

AB: Vous dites que l’écriture est unique, d’accord. Qu’elle se personnalise au cours de la vie, tout à fait. Mais beaucoup de choses sont uniques chez une personne: les empreintes digitales, la couleur de cheveux, le faciès... Le problème c’est que la graphologie correspond à une forme de pensée qu’on appelle en anthropologie: la pensée magique. L’idée comme quoi la forme précise du geste reflète quelque chose d’intérieur chez la personne me paraît hautement discutable. Et du point de vue empirique, toutes les tentatives qui ont essayé de vérifier les affirmations que mettent en avant les graphologues ont raté. Ce n’est pas parce que l’écriture est personnelle et personnalisée qu’on peut tirer des conclusions sur la personnalité. Cela pourrait être le cas mais ce n’est pas obligé. Pour être convaincant, il faudrait qu’il y ait un mécanisme. Pourquoi la forme précise du geste de l’écriture reflète-t-elle quelque chose de particulier chez un individu qu’il n’y aurait pas chez un autre?

 

 

FP: Oui, je vous entends bien. Vous êtes un scientifique avec une approche très scientifique de la vie. Je le respecte totalement. Mais tout de même! Prenez la communication par exemple. Chacun sait que la communication verbale ne reflète que 30 à 40 pour cent du message. Le reste est véhiculé par la communication non verbale.

AB: Là aussi, c’est une idée reçue! Y a-t-il une correspondance 1 à 1 entre un geste et un état mental? C’est ce que les gens croient. Mais lorsqu’on essaie d’interpréter ce que pensent les gens à partir de leur langage non verbal, on n’est pas toujours juste non plus.

FP: Je suis très étonnée. Tout le monde a déjà vécu ces situations où quelqu’un vous explique quelque chose mais vous ne le sentez pas. Pourquoi? Parce que vous avez perçu, très souvent de manière inconsciente, quantité de signaux qui créent un décalage entre la communication verbale et non verbale.

AB: Oui, mais quand vous écoutez votre intuition, parfois vous avez raison et parfois vous avez tort.

FP: Bien entendu. Ensuite, il y a l’interprétation que vous allez en faire. Pareil avec la graphologie. Dans la peinture, lorsque votre œil est formé, vous allez reconnaître le peintre, quel que soit le sujet traité. Pour moi, c’est l’âme de l’artiste qui se manifeste dans sa représentation du monde. Sa personnalité profonde va s’exprimer pleinement.

AB: Bien sûr que la personnalité s’exprime dans nos comportements, dans ce qu’on dit et dans nos gestes. Mais est-ce qu’une analyse de l’écriture est capable de détecter de façon fiable et systématique ces traits? La réponse à cette question est non. La preuve a déjà été amenée à plusieurs reprises par des études systématiques. La graphologie s’appuie sur la pensée magique. Elle postule qu’il y a une correspondance entre ce qui est visible et ce qui est caché.

FP: Donc vous réfutez aussi la morphopsychologie?

AB: Oui, toutes ces pratiques sont tributaires du même raisonnement. De nouveau, lorsqu’on a essayé de tester les affirmations des graphologues – ce qui est difficile car ils ne veulent souvent pas qu’on mette leurs analyses à l’épreuve des faits – on a trouvé qu’il n’y avait aucune correspondance. Les graphologues n’étaient pas meilleurs...

FP: Je suis très étonnée d’entendre que les graphologues ne veulent pas que l’on mette leurs analyses à l’épreuve des faits, au contraire. D’autre part, on ne prétend pas être les meilleurs!

AB: Meilleurs que le hasard tout de même... Cela vous le prétendez. Ce que les graphologues affirment n’est pas meilleur en termes de qualité que si vous tirez au sort. Voilà le problème.

FP: Je vous parle de mon expérience, c’est tout. Les approches scientifiques sont absolument respectables et indispensables. Mais on sait aussi que pour la science, ce qui était vrai au XVIIIème siècle ne l’est plus forcément aujourd’hui. Je relativise cette lecture scientifique. Vous êtes dans un mode de pensée qui vous appartient.

AB: Mais si vous rejetez l’approche scientifique, dites-moi sur quelles bases vous avancez. Vous avez une responsabilité éthique face à vos clients. Le jugement que vous portez sur une personne sera utilisé par un recruteur comme une aide à la décision. Vous devez donc pouvoir justifier votre analyse.

FP: C’est justement ce que j’étais en train de vous expliquer au début. Il faut comprendre les mécanismes de la graphologie.

AB: Mais on doit pouvoir systématiser ces mécanismes, les décrire et les mettre à l’épreuve. Comme je l’ai dit, toutes les tentatives pour faire cela ont échoué.

FP: Allez rechercher dans l’historique de la graphologie et vous verrez que des recherches ont été effectuées: Klages, Michon, Max Pulver, et bien d’autres.

AB: Mais ce sont toutes des apologies de la graphologie.

FP: Vous démontez systématiquement tout.

AB: Tout à fait!

FP: Je vous respecte. Je ne suis pas venu ici pour vous convaincre. Par contre, je vous assure que des scientifiques se sont penchés sur la graphologie, ils ont mené des études extrêmement poussées avec des centaines d’écritures analysées et sont toujours arrivés à des points de convergences... Et vous savez aussi que la graphologie est enseignée à l’Université de Zurich.

AB: Elle n’est pas enseignée à l’Université, mais à la Haute Ecole Spécialisée, et il s’agit d’un seul cours. Quant aux études que vous citez, elles ne mettent pas en lien l’écriture avec des critères indépendants. Cela n’a pas été fait par Klages, Pulver et tous ces gens-là. Les études appropriées ont été faites plus tard dans les années 1970 et 1980, lorsqu’on avait un appareillage méthodologique suffisamment développé pour le faire.

FP: J’entends bien que pour vous la graphologie n’a aucune valeur. Libre à vous de le penser.

AB: Mais ce n’est pas mon avis personnel. C’est l’avis considéré et un consensus qui est largement accepté par la communauté scientifique.

FP: Je ne rejette rien, je respecte. J’entends vos arguments. Pour moi, l’être humain va bien au-delà de tout ce qui peut être mesuré scientifiquement, c’est là une évidence pour moi. Ma pratique de la graphologie et les retours que j’ai pu recueillir d’anciens candidats, avec le recul des années, me confortent dans ma position. Voilà, je vous dis mon constat. Et si vous n’êtes pas d’accord, cela n’a aucune espèce d’importance.

 

Françoise Python

Françoise Python est consultante RH indépendante depuis 1997. Elle intervient notamment comme conseillère en recrutement avec une batterie d’outils d’assessment: tests psychométriques, mises en situation, jeux de rôle et analyse graphologique. Formée à la psychologie jungienne, Françoise Python est membre de la Société Romande de Graphologie.

Adrian Bangerter

Adrian Bangerter est professeur de psychologie du travail à l’Université de Neuchâtel depuis 2003. Il est notamment spécialiste de la sélection du personnel. Il vient de co-rédiger: Réussir l’entretien d’embauche comportemental. La méthode pour identifier et sélectionner les futurs employés performants, éd. De Boeck, 2012, 109 pages.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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