Histoire d’une décadence annoncée
Il y a 50 ans, nos fonctions n’existaient pas. Pourquoi perdureraient-elles à l’infini, mues qu’elles seraient par une main protectrice invisible? Il est donc arrivé l’heure de lancer une véritable croisade afin de reconquérir le terrain perdu et de retrouver une capacité d’influence au sein de nos organisations.
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Les métiers ont également des carrières. Ils naissent,évoluent... et meurent généralement dans un grand silence. Qui se rappelle des remueuses d’enfants, des torqueurs ou des sayetteurs?1 Si les allumeurs de réverbère ont eu la vie sauve grâce au Petit Prince de St Exupéry, les épinceurs de pavé, herboristes et autres crieurs publics ont, eux, définitivement disparu. Exotisme que tout cela, pensez-vous? Et si notre sort leur était lié...
Adam Smith protégerait-il les RH?
Reformulons: et si nos métiers RH allaient disparaître sous les coups répétés de la crise, des nouvelles formes d’organisation du travail, des modes managériales, de l’outsourcing, des e-processus, des délocalisations, des SIRH et que sais-je d’autre encore? Il y a 50 ans, nos fonctions n’existaient pas. Pourquoi perdureraient-elles à l’infini, mues qu’elles seraient par une main protectrice invisible? Adam Smith aurait-il déplié à notre attention exclusive un bouclier intersidéral pour protéger notre communauté?
Proches de nous, des familles entières de métiers se transmutent, se métissent, s’hybrident ou trépassent discrètement (télexistes, voyagiste, secrétaire, contrôleur de train, cordonnier, couturière, projectionniste de cinéma, photographe, agriculteur, pompiste...). Les RH, vecteur du changement, échapperaient-ils donc au changement?
Le scénario de la désintégration
Notre hypothèse est différente: si nous ne nous dressons pas rapidement et ne générons pas une réelle valeur ajoutée à l’endroit de nos clients internes, nos métiers jusqu’ici intégrés dans l’organisation risquent de se désintégrer. Le scénario de l’émiettement est aisé à imaginer: le hard (salaire, caisse de pension, assurance sociale, formation métier) dehors, le soft (gestion des conflits, communication interne, formation managériale) aux oubliettes de l’histoire et le reste (recrutement) délégué à la ligne. Certaines industries, comme les Big Four (les quatre plus grands groupes d’audit financier au monde, soit Deloitte, Ernst & Young, KPMG et PwC), ont déjà adopté ce modèle, avec de multiples variations. Nous pourrons alors choisir, selon la santé financière de notre organisation, deux chemins: une désintégration lente ou une désintégration rapide. Jusqu’ici, pour beaucoup, nous étions les pompiers de l’organisation. Nous risquons désormais d’en devenir les pompistes.
Dehors!
L’enjeu de ce mouvement centripète n’est évidemment pas tant la disparition totale de nos métiers, mais bien leur disparition au sein de l’entreprise. Recruteurs, formateurs, spécialistes des assurances sociales ou de la paie, consultants en organisation, communicateurs existeront toujours. Mais ils seront encore éloignés de leur objet en devenant des prestataires externes. C’est qu’à force de ne pas occuper suffisamment le terrain, l’on risque d’être mis au banc de l’organisation.
Cet exil risque d’être problématique, car nous n’avons que peu d’alliés naturels: les fabriques modernes des CEO modernes (Harvard, Insead, IMD) ont abandonné depuis longtemps les considérations RH pour se concentrer sur la stratégie, le leadership et le change management. Récemment, lors d’une semaine entière de cours dédié à la gestion du changement et dispensée au sein de l’un de ces onéreux établissements, pas un traître mot n’a été consacré au DRH et à son rôle. Quant aux livres, aux sites et aux films anti-RH, ils fleurissent, démontrant bien le fossé qui se creuse entre la demande sociale et nos pratiques professionnelles (voir l’encadré «La fronde anti-DRH»).
Et si nous lancions une croisade?
Il est donc arrivé l’heure de lancer une véritable croisade afin de reconquérir le terrain perdu et de retrouver une capacité d’influence au sein de nos organisations.
Nous proposons un plan d’actions en trois phases:
• détaboïser la sainte trinité (évaluation, recrutement, formation)
• construire un réel partenariat stratégique avecla Direction générale
• devenir un Human partner et non pas un Business partner pour nos collaborateurs3
La sainte trinité: vade retro satanas!
Sans sombrer dans l’autoflagellation corporative, sommes-nous fiers des trois processus clés précités (évaluation, recrutement, formation) qu’il nous revient d’animer? La consternation devrait plutôt nous habiter: peu d’efficacité et d’innovation pour un coût très élevé. Soyons clairs: la réflexion sur les modèles d’évaluations, sur les pratiques de recrutement ainsi que sur l’offre en formation4 est quasi absente des organisations. Ce qui a d’ailleurs permis à Keith Hammonds de rédiger en 2005 un article dévastateur intitulé «Pourquoi nous haïssons les RH?» (voir plus bas).
• Au sujet des évaluations annuelles. Complexes à implémenter, elles mélangent généralement – en une salade russe – constat (quelles prestations), diagnostic (quelles compétences) et pronostic (quel potentiel). Ce délire donne naissance à des formulaires étranges et à des rituels creux et non habités qui génèrent tensions, démotivations et frustrations. Sans compter les délicieux effets pervers que ce type d’instrument peut favoriser.5
• Au sujet du recrutement. Qu’il soit high tech (c’est-à-dire adossé à des plateformes web) ou qu’il soit high touch (c’est-à-dire mobilisant des entretiens bi-trilatéraux classiques), l’entretien de recrutement demeure encore aujourd’hui moyenâgeux et ce pour les quatre arguments suivants: les méthodes d’entretiens demeurent hyper-empiriques (oscillant du feeling à la graphologie en passant par la check- list totalitaire), le processus de pilotage reste à géométrie très variable (souvent très long, très coûteux et peu innovant), son efficacité réelle n’est jamais évaluée, enfin l’intégration du nouveau collaborateur est fréquemment déléguée à la ligne sans contrôle RH.
Construire un réel partenariat stratégique avec la Direction générale
L’une des clés pour éviter le scénario de la désintégration réside dans un double mouvement: nous devons cesser de «faire des RH» tout en revisitant notre relation avec la Direction générale.
En effet, notre référentiel d’action devrait résider tout d’abord dans la compréhension de la stratégie de l’entreprise. Du coup, notre valeur ajoutée manifeste sera de «faire des RH» mais au service supérieur de la stratégie. Ainsi nous deviendrons de véritables partenaires stratégiques à part entière6, alignés naturellement sur les exigences et la marche du business. Etre intégré au sein d’une organisation ne signifie pas officier depuis l’intérieur de la société. Cela signifie davantage être au service du business du point de vue RH.
Un autre monde s’ouvrira alors dans lequel le DRH sera à la fois un consultant interne, un vecteur de cohérence, un accélérateur de process, un réviseur de flux, un fou du roi, un architecte, bref un acteur organisationnel respecté, car en phase avec les mouvements tectoniques de son organisation. Dans cette perspective, il pourrait presque truster quelques jetons de présence au sein de divers Conseils d’administration externes, histoire de prendre galon, hauteur de vue et ainsi enrichir sa lecture des organisations. Une compétence centrale – le point de vue crée l’objet – dans la relation DRH-DG.
Devenir un Human partner et non pas un Business partner
La croisade à conduire s’attachera donc - on l’a compris - à renverser peu ou prou l’analyse de Keith Hammonds. Au cœur de cette révolution de chapelle, tout en se rapprochant de la Direc- tion générale, il conviendra de ne pas oublier que dans RH, il y a le H d’humain. Mais là encore, mille pièges s’offrent à nous.
Il ne s’agira pas de se donner la mission divine de concourir au bonheur de leurs collaborateurs et d’être le véhicule de leur «développement personnel». Une entreprise qui veut soigner, réparer, développer les personnalités et donc prescrire les bons comportements à adopter est une société totalitaire. Mais pour qui se prennent les DRH de ces institutions? Pour des directeurs de conscience, des médecins de l’âme, des gourous, des psy-psys, des pères ou peut-être même pour Dieu, allez savoir? Nous sommes bien davantage – en tant que tiers – des agents de régulation, des garants du système de valeurs, des vecteurs de liaison. Entre le thermostat et la maïzena.
Dans ce débat, restons pragmatiques: cessons de faire porter au collaborateur la charge qui revient à l’entreprise et qui pourrait générer un mal-être (organisation du travail déficiente, faiblesse managériale, manque de dialogue et de soutien, mauvaise gestion de la performance, absence de culture formation...). Et dans le même temps, restons modestes: laissons le collaborateur gouverner sa vie, soutenons-le dans ses difficultés personnelles par du respect, de l’écoute, voire des conseils. Mais de grâce, ne l’infantilisons pas et surtout ne nous substituons pas à lui.
Les 7 péchés capitaux des RH selon Keith Hammonds*
1. Les RH ne sont pas des partenaires stratégiques
2. Les RH n’ont pas l’appui des employés
3. Les RH sont trop administratifs
4. Les RH pensent efficacité et non pas valeur
5. Les RH pensent gestion des coûts et court terme
6. Les RH n’encouragent pas l’initiative personnelle
7. Les RH sont une voie de garage professionnelle
* Texte aménagé. Pour la version intégrale anglaise, se référer à www.fastcompany.com/53319/why-we-hate-hr
La fronde anti-DRH
Les livres
Jean-François Amadieu, DRH: le livre noir, Ed. du Seuil, 2013, 236 p
Bénédicte Vidaillet, Evaluez-moi, évaluation au travail, les ressorts d’une fascination, Ed. du Seuil, 2013, 220 p.
Francis Mizio, D’un point de vue administratif, Ed. Baleine, 2008, 270 p.
Les films 2
La Gueule de l’emploi, réalisé par Didier Cros en 2011
Le voyage du Directeur des Ressources humaines, réalisé par Eran Riklis, 2010
La Méthode, réalisé par Marcelo Pineyro en 2005
Violence des échanges en milieu tempéré, réalisé par Jean-Marc Moutout en 2004
Une entreprise comme il faut, réalisé par Thomas Balmès en 2004
Ressources humaines, réalisé par Laurent Cantet en 1999
Notes
1 Un torqueur: ouvrier chargé de mettre le tabac en rouleaux dans les manufactures; un sayetteur: ouvrier qui fabriquait la sayette, étoffe de laine, parfois mêlée de soie qui se tissait aux XVII et XVIIIème siècle. In Charles Gadéa et André Grelon: «9. Est-ce ainsi que les professions meurent?», in Sociologie des groupes professionnels, La Découverte, 2010, p. 118-128.
2 Sur les liens entre le cinéma et le travail, nous vous incitons à vous référer au document «Cinéma et Travail, une filmographie», rédigé par le Professeur Catherine Pozzo di Borgo: http://www.lesmondesdutravail.net/3_DO /cinematravail.pdf
3 Sur ce point, se référer à «Le décalogue du DRH I et II» disponible sur le site de HR Today et sur www.stephanehaefliger.com
4 cf «Un mars et ça repart», disponible sur le site de HR Today et sur www.stephanehaefliger.com
5 Lire à ce sujet l’ouvrage de Bénedicte Vidaillet, Evaluez-moi!, Ed du Seuil, 2013, particulièrement le chapitre 1, p. 30: «Et connaissez-vous l’histoire de ces informaticiens payés à la ligne de code écrite qui finissent pas imaginer des programmes inutilement longs mais rémunérateurs pour eux? Ou celle de ces paléontologues en Chine récompensés à chaque fois qu’ils dénichaient un os de dinosaure... qui arrivaient à casser les os trouvés afin de multiplier les occasions de récompense? Ou encore des autorités d’Hanoï, pendant la période coloniale, qui pour lutter contre une invasion de rats dans la ville ré- compensaient les habitants à chaque peau d’animal apportée... ce qui les conduisit à développer des élevages de ces charmantes bestioles.»
6 Sur ce point, nous vous incitons à prendre connaissance du Dossier HRM de Daniel Held sur le partenariat stratégique, à paraître en décembre 2013. Disponible sur www.hrtoday.ch
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