«On impose des organisations agiles, sans apprendre l’agilité aux individus»
En partenariat avec HR Today, la société Von Rundstedt (outplacement) a mené une enquête sur les gagnants et les perdants du marché de l’emploi. Directrice pour la Suisse romande, Anne Dagier-Joncour analyse ici les résultats.
Illustration: 123RF
L’agilité professionnelle et individuelle est clairement l’axe prioritaire des employeurs. En parallèle, près de 60% des sondés disent souffrir de stress et de fatigue. Voyez-vous un lien avec l’augmentation de l’agilité?
Anne Dagier-Joncour: L’un des plus gros impacts de la transformation des entreprises ces dernières années, c’est la permanence et la rapidité du changement. Les entreprises doivent être agiles, en matière de processus, d’organisation, de métiers, outils. Les méthodes agiles et SCRUM sont très utiles en ce sens mais ne permettent pas aux employés de s’adapter à l’inconfort des transformations et des changements. C’est là que l’on trouve les signes de fatigue ou d’épuisement. On leur demande de travailler dans des organisations agiles, avec des processus agiles, en mode projet, mais personne ne leur apprend à devenir des employés individuellement agiles: comment aider un employé à supporter un niveau de stress élevé, à essuyer des échecs, à retrouver du sens, à redevenir ouvert et réceptif lors d’un changement, en agissant en accord avec ses valeurs tout en répondant à ses besoins et aux besoins de l’entreprise? Il faut accompagner les employés et leur apprendre à transformer les émotions difficiles en source d’énergie pour amorcer de véritables changements, pour être à nouveau épanouis, travailler de façon optimale et rester engagés.
Vous montrez aussi que les employeurs investissent trop peu dans le développement des collaborateurs alors qu’ils souffrent d’une pénurie de profils?
Les entreprises doivent recourir davantage à la formation professionnelle et à la formation continue pour suivre le rythme des transformations. Si on considère que certains métiers manuels et administratifs diminueront d’environ 20%, qu’en revanche la demande pour des compétences sociales, émotionnelles et technologiques devraient augmenter de bien plus de 20% et que l’on ajoute à cela l’inversion de la pyramide des âges (diminution de la main-d’oeuvre suisse sans l’immigration de 9% d’ici à 2040 selon Avenir Suisse), les entreprises vont faire face à une pénurie de talents importante dans les années à venir sur certains métiers. Le risque est donc de voir des offres d’emploi rester vacantes à l’avenir et à terme être transférées dans d’autres pays. Les entreprises ont intérêt à se pencher sur le développement des employés pour faciliter la mobilité interne et le changement de fonction. 76% des sondés disent être prêts à investir dans le développement et seuls 33% des sondés disent le faire de façon effective. Le gap réside dans le fait qu’il y a bien une prise de conscience mais que les entreprises n’ont pas les concepts ou les outils pour le faire.
Autre constat: l’automatisation des processus au travers de plateformes de postulation entraîne une dégradation de la qualité des recrutements. Quels enseignements en tirez-vous?
L’automatisation dans le recrutement n’est pas un concept nouveau. En revanche, ce qui est moins évident, c’est si cette utilité concerne aussi bien les candidats que les recruteurs. Les ATS (Applicant Tracking System, ndlr) permettent de traiter un grand nombre d’applications et permettent un gain de temps et d’argent. Ils améliorent aussi l’expérience candidat et augmentent l’efficacité du processus et l’engagement des candidats au travers des chatbots par exemple. A contrario, ils présentent un souci d’exactitude et de fiabilité. Ils sont facilement perturbés par les formatages non standards (Word versus Pdf), laissent peu de place à la sélection de profils atypiques pourtant à forte valeur ajoutée et dépendent beaucoup trop des mots clés. Un candidat qui répond vraiment aux critères du poste peut se voir refusé s’il a mal renseigné les mots clés et à l’inverse, un candidat qui saura biaiser la machine décrochera une interview. Au final, c’est l’entretien face à face qui validera la pertinence d’un candidat. Les entreprises persistent à recruter des profils techniques «zero gap». Mieux vaut rechercher des compétences plus générales et chercher des profils qui pourront contribuer au changement constant en recrutant des profils qui ont acquis de la connaissance et qui ont la capacité à transférer et appliquer ces connaissances d’un environnement à un autre. L’idéal serait d’utiliser ces systèmes pour faire une pré-sélection et de switcher ensuite sur un processus entièrement individualisé.
Selon 31% des sondés, «demander informellement des références est illégal mais moralement défendable»...
L’étude l’an dernier montrait que la prise de références informelles se fait dans 55% des cas. Les chiffres sont quasi identiques mais cette année 69% des sondés nous disent qu’ils ne trouvent pas cela moral. La question de fond n’est donc pas celle de la prise de références informelles mais celle de l’utilité réelle du certificat. La loi impose de rédiger un certificat de travail mais présente une contradiction: le certificat ne doit pas porter préjudice à l’employé et doit lui permettre de se repositionner, et en même temps il doit comporter des informations véridiques. Pour éviter les conflits juridiques, les employeurs produisent des documents «arrangés» ou laissent les employés les rédiger eux-mêmes. Les certificats font d’ailleurs souvent partie de la négociation lors d’une séparation. Puisqu’ils ont de moins en moins de crédit, et qu’ils coûtent du temps et de l’énergie aux entreprises, il est nécessaire de changer la loi en supprimant la contradiction ou en supprimant le certificat complet au profit de l’attestation de travail (prévue dans la loi).
Avant de licencier un collaborateur, les trois mesures prises sont la modification du contrat de travail, le redéploiement interne ou la retraite anticipée. Ces mesures ont-elles évolué?
Très peu. Ce qui a évolué ce sont les budgets accordés aux 50+ dans le cadre des départs, car il y une vraie sensibilité à la difficulté de cette population à se repositionner. Il existe pourtant des modèles intéressants qui ne sont plus seulement de la théorie, tels que la carrière en arc: emprunter une nouvelle voie sans changer d’entreprise au travers de reconversion, réduction du temps de travail, diminution de responsabilités. Cette théorie est décrite comme un concept efficace pour la protection des employés de plus de 50 ans. Les entreprises sont encore hésitantes à la mettre en pratique. Et ce n’est possible que si les entreprises sont prêtes à mettre les carrières dirigeantes et les carrières d’experts sur un même pied d’égalité.
Plus de 70% des sondés assurent que les 50+ sont discriminés en entreprise. Est-ce une surprise?
L’an dernier nous avions posé deux questions aux sondés: pensent-ils que les 50+ sont discriminés et peuvent-ils l’observer dans leur réalité quotidienne? Les chiffres nous permettaient de conclure qu’il y avait un gap important entre la perception et la réalité. Cette année, nous n’avons pas posé la seconde question. Que cette discrimination soit réelle ou pas, la perception reste aussi élevée que l’an dernier (72% pensent que les 50+ sont discriminés). La question est donc de savoir ce que l’on peut faire pour prévenir la discrimination des 50+ si elle existe. Si on reprend vos questions précédentes, il y a peu de mobilité interne dans les faits, les entreprises continuent à pratiquer le «zéro gap» et nous savons par l’expérience de nos candidats de plus de 50 ans qu’ils ont moins de chance d’être sélectionnés que les profils plus jeunes lorsqu’ils postulent au travers des ATS. Dans ces conditions, il est difficile de solutionner l’emploi des 50+. Il faut bouger davantage, les programmes de mobilité interne, les carrières en arc sont des voies possibles.
Sur la question des conditions de travail ouverteset flexibles, les réponses sont partagées 50/50. Comment l’expliquez-vous?
La question est finalement de savoir comment s’assurer que l’individualisation mise en oeuvre (éclatement des espaces, développement de l’autonomie, bénéfices individualisés) ne vient pas détruire le projet collectif de l’entreprise. Certaines sociétés ont essayé et en reviennent. L’idée d’individualiser davantage est bien acceptée, mais la mise en oeuvre peut être très complexe. Il faut trouver des modèles qui permettre au travail d’être toujours organisé autour d’une dynamique collective. La question générationnelle entre aussi en jeu: les plus âgés ont tendance à avoir la nostalgie des modèles identitaires plus fusionnels, de l’époque où l’on faisait carrière dans une seule et même entreprise. Les plus jeunes, eux, valorisent la privatisation de la relation sociale.
Les honoraires des chasseurs de tête sont entre 15 et 35% du salaire annuel. Ce tarif évolue-t-il?
Ce que nous disent les sondés c’est que leur entreprise dépense 15 à 35% de la masse salariale pour recruter. Si vous mettez ces chiffres en perspective avec les autres résultats de l’étude, ils nous disent également utiliser majoritairement les annonces, les réseaux personnels et les réseaux sociaux pour recruter. La conséquence est que les postes vacants sont de plus en plus visibles et que les offres dans le marché caché diminuent. Ce qui veut dire que pour trouver la perle rare, les entreprises utilisent davantage des approches transparentes plutôt que des approches exclusives et confidentielles. La part des recrutements confiés aux chasseurs et aux agences diminue, il y a moins de mandats exclusifs.