Santé au travail

Investir dans la protection des travailleuses enceinte s'avère rentable

Alors que 81% des femmes enceintes ont connu une interruption d'activité professionnelle pendant leur grossesse en 20217, une enquête montre que respecter la loi s'avère rentable économiquement pour les différentes parties prenantes.

En Suisse, le nombre de journées d’absence au travail étaient de 46,9 millions en 2022 (selon l’OFS). Le coût direct de ces absences s’évalue à environ 1,48 milliard de francs suisses, ce qui représente 3,5% des salaires annuels versés (soit environ 2’900 francs par travailleur et 2’600 francs par travailleuse). Sans disposer de valeurs précises relatives aux journées d’absence au travail des travailleuses enceintes, près de 81% d’entre elles ont connu une interruption d’activité pendant leur grossesse en 2017 (1). Or, des leviers pour réduire certaines des interruptions de travail, et notamment chez les travailleuses enceintes, existent.

L’Ordonnance sur la Protection de la Maternité (OProMa) au travail

En Suisse, depuis 2001, les dispositions de l’Ordonnance sur la protection de la maternité (OProMa) ont pour objectif de protéger la santé des travailleuses enceintes et de leurs futurs enfants des expositions professionnelles dangereuses pendant la grossesse et l’allaitement. Dans les entreprises exposant leurs employées à des activités pénibles ou dangereuses, l’employeur doit faire réaliser une analyse de risques (AR) de manière anticipée, dès l’engagement de la travailleuse. À l’annonce d’une grossesse liée à un poste à risques, l’employeur doit se référer à l’AR afin de proposer à son employée les aménagements nécessaires ou la réaffecter à un autre poste ne présentant pas de risques pour sa grossesse. Les spécialistes habilités à effectuer une AR sont notamment les médecins du travail et les hygiénistes du travail, et les ergonomes pour autant que ces derniers soient formés à l’évaluation des risques et qu’ils aient acquis les compétences nécessaires (art. 17 OProMa). Les gynécologues vérifient que les mesures de protection sont en adéquation avec l’état de grossesse de leurs patientes. En cas de non-conformité, ils rédigent un certificat médical d’interdiction d’affectation ou d’inaptitude au travail valable jusqu’à la mise en place des mesures nécessaires à une reprise du travail en sécurité. L’employeur doit alors verser un minimum de 80% du salaire à la collaboratrice qui reste à domicile (2).

Or, les entreprises n’appliquent pas systématiquement l’OProMa (2,3). Certains employeurs ignorent les mesures préventives à appliquer (4). Par ailleurs, certains gynécologues établissent des certificats médicaux d’arrêt maladie en lieu et place d’inaptitude pour justifier le retrait de la travailleuse d’une situation dangereuse (5,6).

Le Département de Santé, Travail et Environnement d’Unisanté a mis en place une consultation spécialisée en médecine du travail référée par le médecin traitant pour soutenir les travailleuses, leurs gynécologues, leurs employeurs dans la mise en place des mesures de protection (consultation OProMa) (7,8).

Quels sont les avantages pour les entreprises à mettre en place les mesures de protection décrites par la législation?

Pour le comprendre, nous avons réalisé une analyse économique simple. L’approche utilise la situation de Sylvie, qui a été suivie par la consultation OProMa. Dans cette situation, l’employeur n’a pas entrepris de manière anticipée les démarches requises par l’OProMa et nous la comparons à deux situations fictives, à savoir: l’employeur a anticipé et mis en place les mesures de protection (Respect de l’OProMa) et la mise en arrêt maladie de la travailleuse par le gynécologue (Arrêt maladie). Les perspectives de l’employeur, l’employée et l’assureur qui verse les indemnités journalières en cas de maladie sont analysées pour les situations comparées. L’horizon temporel considéré débute à la date de la consultation gynécologique et se termine au terme de la grossesse. Un inventaire des coûts directs induits dans chacune des situations est effectué.

Inaptitude au travail, respect de l’OProMa ou arrêt maladie: quels coûts et pour qui ?

Les informations clés de la situation de Sylvie ainsi que ses étapes sont exposées ci-dessus et dans la Figure 1. La situation de Sylvie reflète l’une des 107 situations pour lesquelles les travailleuses se sont rendues à la consultation OProMa entre 2015 et 2021 et ont pu retourner à un emploi sans risque grâce à l’accompagnement du médecin du travail (9).

  1. Sylvie travaille à 100% dans le secteur du commerce de détail comme vendeuse dans une épicerie; son salaire mensuel est de CHF 4’513.
  2. L’employeur a souscrit à une assurance perte de gain maladie qui verse les indemnités journalières en cas de maladie à hauteur de 80% du salaire avec un délai de carence d'un mois. La convention collective de l’entreprise de Sylvie ne prévoit pas de compenser le 20% de salaire en cas d’arrêt de travail maladie.
  3. Au 5ème mois de grossesse, le gynécologue qui suit Sylvie rédige un certificat médical d’inaptitude car l’employeur n’a pas été en mesure de fournir une AR. Le gynécologue adresse également Sylvie à la consultation OProMa pour que des démarches en matière de protection soient effectuées. La consultation du gynécologue coûte CHF 200 et, est à la charge de l’employeur conformément à la Loi (10). La consultation OProMa coute CHF 450 et, est la charge de l’assurance maladie de la travailleuse.
  4. Le médecin du travail de la consultation conseille et soutient l’employeur dans les démarches relatives à l’OProMa (respect de ses devoirs, incitation à faire effectuer une AR).
  5. Dix jours plus tard, après que l’employeur a mis en place les adaptations ergonomiques nécessaires telles qu’indiquées par l’AR, Sylvie reprend un travail aménagé.
  6. Sylvie travaille jusqu’au terme de sa grossesse.

Dans la situation de Sylvie, l’employeur subit une perte totale de CHF 4’782 induite par trois éléments principaux: les coûts de l’AR (CHF 1’300), les coûts des adaptations ergonomiques  (CHF 1’800) et les coûts engendrés par le paiement de 80% du salaire à Sylvie pendant les 10 journées d’absence au travail (CHF 1’482). Ces derniers représentent 29% du coût total supporté. Sylvie accuse une perte de revenu de CHF 296.

Dans le cas «Respect de l’OProMa», l’employeur fait preuve d’anticipation vis-vis des démarches de protection du poste de Sylvie. Le coût total que l’employeur supporte est de CHF 3’300. Il se compose du coût de l’AR, et du coût des aménagements. Sylvie perçoit son salaire. En investissant dans les mesures de protection, l’employeur en retire un avantage de CHF 1’482, par rapport à la situation dans laquelle il a effectué tardivement l’AR. Cette comparaison souligne qu’en termes de coûts directs, le respect anticipé de l’OProMa s’avère coût-bénéfice pour l’employeur et l’employée.

Dans la situation «Arrêt maladie», le gynécologue prescrit un arrêt maladie jusqu’au terme de la grossesse entraînant les coûts suivants. L’employeur verse 80% du salaire pendant les 30 premiers jours d’absence. La situation lui coûte au total CHF 4’646. Dès le 31ème jour, c’est l’assurance versant les indemnités journalières maladie qui paie 80% du salaire à Sylvie et ce jusqu’à la fin de l’arrêt maladie. Le montant des indemnités journalières est de CHF 13’338. Sylvie subit un manque à gagner de CHF 3’557. Pour Sylvie la situation d’arrêt maladie entraîne un manque à gagner plus important que sa situation initiale (CHF + 3’261).

Quelles incitations pour les parties prenantes?

La réduction des coûts supportés par les employeurs passe par la réduction de la durée d’inaptitude des employées enceintes. L’employeur peut agir dans ce sens par: une recherche proactive d’informations sur l’OProMa et ses devoirs légaux; la réalisation anticipée d’une AR avant l’annonce d’une grossesse et enfin l’adaptation du poste de travail dès l’annonce de la grossesse.

Face aux frais occasionnés par ces démarches, certaines entreprises peuvent s’avérer réticentes. Cependant, outre le respect du cadre légal, investir dans les mesures de protection s’avère rentable pour les employeurs. Ceci est d’autant plus vrai que les aménagements réalisés peuvent servir à plusieurs travailleuses et que notre analyse ne tient pas compte des coûts indirects (perte de productivité, répercussions sur les autres employés, etc…) associés à l’absence au travail (2 à 4 fois plus élevés que les coûts directs) (11).

L’analyse montre que l’employeur peut avoir un intérêt financier à ce qu’un certificat d’arrêt maladie soit rédigé par le gynécologue plutôt qu’un certificat d’inaptitude. Dans ce cas, l’assurance indemnités journalières de l’employeur entre en matière pour payer le salaire après les jours de carence. Ceci permet aussi à l’employeur d’éviter de réaliser une AR et les aménagements associés. Notons que s’il y a prescription de certificat d’arrêt maladie au lieu d’inaptitude, la loi n’est respectée ni du côté des employeurs, ni du côté des gynécologues, et cela peut inciter les assurances indemnités journalières à des contrôles et des contestations contre les arrêts maladie inappropriés. Pour les employées, l’interruption de l’activité professionnelle (via certificats d’inaptitude ou arrêt maladie) induit une perte salariale. Un retrait du travail peut également avoir un impact psychosocial important. L’adaptation de la place de travail par l’employeur est le moyen, pour les travailleuses, de rester en sécurité en emploi et ainsi éviter des coûts directs et indirects liés à l’interruption. Bien qu’a priori, les employées n’aient aucun intérêt financier à se trouver dans une situation d’arrêt maladie pour cause d’exposition à des risques professionnels, il est possible que certaines d’entre elles ressentent une pression de leurs managers les incitant à y avoir recours (6).

Le rôle des gynécologues est de vérifier l’efficacité des mesures de protection du poste de travail et de rédiger un certificat médical d’(in)aptitude. Or, l’appréciation de la situation peut parfois être difficile par les gynécologues qui ne possèdent souvent pas toutes les informations concernant le lieu de travail. Le recours à une consultation spécialisée de médecine du travail référée constitue ainsi un soutien pertinent et efficace. Pour les assurances versant les indemnités journalières maladie, le recours aux certificats d’arrêt maladie à la place des certificats d’inaptitude implique un transfert non-conforme de charges financières des employeurs vers les assureurs. Ces charges se répercutent les années suivantes par une augmentation des primes (payées par les employeurs et le plus souvent aussi par les employés·es). En outre, les assureurs peuvent être tentés d’instaurer des contrôles des arrêts maladie des travailleuses enceintes, sources de pression et de contraintes pour ces dernières.

Pour conclure

Étant donné les conséquences délétères que peut entraîner l’exposition à des risques professionnels pendant la grossesse, le respect de l’OProMa revêt une importance capitale pour la santé des femmes enceintes et des futurs enfants. Sur le plan économique, respecter la loi s’avère rentable pour les différentes parties prenantes. En termes de coûts directs, cela évite à l’employeur de payer le salaire d’une employée absente et évite à l’employée une perte salariale. En limitant l’absentéisme, l’entreprise évite également les coûts indirects associés.

1. Rudin M, Stutz H, Bischof S, Jäggi J, Bannwart L.: Erwerbsunterbrüche vor der Geburt, Bern Bundesamt für Sozialversicherungen (BSV), 2018

2. Krief P., Abderhalden-Zellweger A., Politis Mercier M.-P., Danuser B., Probst I.: Protection des travailleuses enceintes: constats et propositions, in HR Today, 2021

3. Probst I., Abderhalden-Zellweger A., Politis Mercier M.-P., Danuser B., Krief P.: Les futures mères sont mal protégées au travail, in Reiso: revue d’information sociale., 2021

4. Abderhalden-Zellweger A, Probst I, Politis Mercier M-P, Zenoni M, Wild P, Danuser B, et al.: Implementation of the Swiss ordinance on maternity protection at work in companies in French-speaking Switzerland. Work. 2021;69(1):157-72.

5. Abderhalden-Zellweger A., Mediouni Z., Probst I., Politis Mercier M.-P., Danuser B., Wild P. et al.: Evolution of gynaecologists’ practices regarding the implementation of Swiss legislation on maternity protection at work between 2008 and 2017, in Swiss medical weekly, 2021

6. Abderhalden-Zellweger A., Probst I., Politis Mercier M.-P., Danuser B., Wild P., Krief P.: Implementation of maternity protection legislation: Gynecologists’ perceptions and practices in French-speaking Switzerland, in PloS one, 2020

7. Abderhalden-Zellweger A., Vonlanthen J., Renteria S.-C., Wild P., Moschetti K., Brunner L. et al.: Travail et grossesse: apports et limites d’une consultation spécialisée en médecine du travail, in Obstetrica, 2022

8. Krief P., Mediouni Z., Abderhalden-Zellweger A., Kerr D., Seraj N., Renteria S.-C. et al.: Evaluation of a pilot consultation for maternity protection at work in Switzerland, in Swiss medical weekly, 2022

9. Moschetti K.,Brunner L., Abderhalden-Zellweger A., Probst I., Renteria S.C., Vonlanthen J., Krief P.: Predictors of the return to work for pregnant employees on preventive leave: Patients from an occupational medicine consultation in Switzerland, in PlosOne, 2024

10. Ordonnance du DEFR sur les activités dangereuses ou pénibles en cas de grossesse et de maternité (Ordonnance sur la protection de la maternité), Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche (DEFR) du 20 mars 2001 (Etat le 1er juillet 2015)

11. Roux Y.: L’absentéisme, un casse-tête récurrent pour les entreprises, 2016.

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