«Je cherche ce qu’il y a de précieux dans ce que le personnel me dit»
Directeur général de la Fondation Aigues Vertes à Genève, Laurent Bertrand utilise avec succès un style de management participatif. Il détaille ici le fonctionnement de ce dispositif et répond aux critiques communément entendues sur le sujet.
Photo: Pierre-Yves Massot/arkive.ch
D’où vient votre style de gestion collective? Par nécessité, par idéologie ou par expérience?
Laurent Bertrand: Ce n’est pas idéologique mais plutôt en lien avec mes valeurs. J’ai toujours eu un fort intérêt pour la compréhension du fonctionnement de l’humain. Je suis coach professionnel, j’ai suivi des formations en relation d’aide et j’ai plus de cent jours de formation à la communication non-violente, selon l’approche de Marshall Rosenberg. J’ai pu observer au travers de mes différentes expériences professionnelles que certaines postures ferment les gens à l’élan de contribuer. Alors que d’autres vont les ouvrir.
Vous êtes donc dans l’empathie permanente?
Non, je ne suis pas dans l’angélisme. Je vois plutôt les conflits et les oppositions comme des opportunités. Je suis convaincu que chaque être humain a envie de contribuer; il a envie que cela se passe bien au travail; il a envie d’avoir une vie fluide, de la joie et des relations de qualité. J’essaie simplement de comprendre les raisons qui font que tout à coup, l’humain n’a plus envie de contribuer. Je me suis donc mis à la recherche d’un système qui pourrait tenir compte de la dimension humaine tout en répondant aux exigences du marché, qui sont la performance et le résultat économique. J’ai expérimenté que ce n’est pas du tout antinomique.
Vous dites qu’il y a des postures qui ouvrent et des postures qui ferment. Quelles sont les postures en management qui ferment?
L’absence de sens ou de signification à une stratégie ou à des décisions va fermer l’élan de contribuer. Imposer quelque chose avant d’avoir entendu quels étaient les aspirations et les besoins d’un employé par rapport à son contexte professionnel. Si je veux faire passer une idée à quelqu’un, mais que je ne l’ai pas rejoint dans ce qui est important pour lui sur ce thème, il ne va pas m’entendre. «Ventre affamé d’empathie n’a pas d’oreille», dit la formule. Mais il y a d’autres postures qui ferment: l’incohérence; ne pas être congruent entre ses paroles et ses actions; ne pas tenir ses promesses; ne pas embarquer l’ensemble du personnel dans une vision commune; l’incertitude. On entend très souvent dire que les gens sont résistants au changement... Je ne partage cet avis qu’à moitié. Oui, l’humain a peur du changement mais si on peut donner du sens et de la cohérence à ce changement, les personnes y adhèrent plus facilement. Et quand vous réussissez à obtenir cette adhésion, un véritable gisement d’idées et de créativité s’ouvre à vous. Quand on se met à écouter son personnel, on ne perd pas son temps. Ici, je ne dois pas me battre pour trouver des projets. Je dois plutôt freiner, car il y en a trop.
Et les postures qui ouvrent?
Donner de la clarté; l’écoute; le respect de l’humain; créer un cadre où on ne se sent pas en danger constamment, un environnement où on ne se dit pas: «Si je fais quelque chose de travers, on va me virer». Cet état d’esprit est bien réel dans de nombreuses entreprises. Ce sont des organisations où, finalement, les employés se murent dans une espèce d’immobilisme. Ils se disent: «Moins j’en fais, moins je risque de commettre des erreurs». Mais moins ils en font, moins ils contribuent, et moins ils vont générer des résultats qualitatifs, quantitatifs et financiers. C’est un cercle vicieux qui se tue de lui-même.
Quelle est votre solution?
J’utilise la méthode socio-économique du professeur Henri Savall à Lyon. Avec cette méthode, vous inversez la spirale négative. Le principe est simple: pour obtenir la performance économique, il faut d’abord prendre soin de la dimension humaine. Cette méthode est basée sur une observation scientifique des comportements humains en organisation. Personnellement, je mélange les théories de la socio-économie avec mon expérience de l’humain. Je cherche toujours ce qu’il y a de précieux dans ce que le personnel me dit. Dès qu’on le perçoit, une phrase de reformulation suffit. Cela permet de créer un partenariat authentique. Du coup, je peux négocier avec ce collaborateur, car j’en ai fait un allier. Et la question devient: «Que pouvons-nous entreprendre pour se rendre la vie belle ensemble ici au travail?»
Quels sont les outils concrets qui vous permettent de gérer ce management collaboratif?
Nous partons toujours d’une écoute du terrain, via des mini-diagnostics. Nous demandons au personnel ce qui pourrait être amélioré dans le fonctionnement de leur quotidien. Une fois ces diagnostics posés, nous établissons un plan stratégique contenant au minimum quatre axes. Un axe produit, un axe marché, un axe infrastructure et un axe humain. Ici, à Aigues Vertes, nous avons ajouté un axe qualité/efficience et nous avons renommé l’axe produit «axe activité», puisque nous sommes dans le social. Ce plan stratégique est établi sur une durée de trois ans. Tous les six mois, nous en tirons des actions prioritaires. Et ce plan d’action prioritaire se décline en objectifs individuels. En socio-économie, nous avons une large palette d’outils inter-connectés. Ils favorisent un consensus opératoire durable.
A quel moment dites-vous «Stop! C’est moi le chef, je vais trancher»?
J’ai rarement besoin d’aller jusque là. Mais cela m’arrive de trancher. Je suis d’ailleurs plutôt un décideur. Et je décide vite. Mais comme je cherche le consensus, les gens adhèrent, car ils me font confiance. Ils peuvent se relier à l’intention. Cela m’arrive aussi de licencier des gens. Parfois, trop c’est trop. Je ne suis pas dans l’angélisme. A un moment donné, il faut tirer ses conclusions. Je n’aime pas le faire, car je sais que cela va causer du stress, mais je sais que nous avons tout tenté et que ce n’est simplement plus possible de poursuivre cette relation.
Le risque du passager clandestin – la personne qui essaie de se fondre dans la masse et en faire le moins possible – est-il bien réel?
J’ai observé exactement l’inverse. Car nous responsabilisons notre personnel avec une stratégie qui est déclinée de haut en bas, avec des objectifs collectifs (pour toute l’institution), semi-collectifs (par secteur) et individuels. Ce dispositif comprend plusieurs outils, avec des grilles de compétences, où nous recensons les compétences individuelles, pour comprendre et développer la polyvalence des personnes et mettre à jour nos vulnérabilités (les tâches qu’une seule personne maîtrise). Le système fonctionne plutôt comme un révélateur. Ceux qui avaient l’habitude de se tirer des flûtes deviennent tout à coup très visibles.
L’autre travers possible concerne les «top performers», qui se disent: «Si je suis évalué dans un collectif, pourquoi me donner tant de peine?» Et ils ont tendance à partir...
Ici, les «tops performers» je leur confie plus de responsabilités. S’ils veulent relever des défis, j’augmente la taille de ceux-ci. Chez nous, j’ai plutôt l’impression de passer mes journées à freiner les gens. C’est plutôt ça le risque, quand vous stimulez la créativité et l’envie de contribuer, vous vous retrouvez à mettre de l’énergie pour retenir.
Le dernier point sensible concerne le management. Car c’est à eux de faire respecter les règles communes. Êtes-vous d’accord avec ce constat et quels sont les savoir-être et savoir-faire que doivent absolument posséder vos cadres?
Oui, je suis tout à fait d’accord qu’un manager, de par son positionnement, influence le résultat de son secteur. Quelles compétences doivent-ils absolument maîtriser? Il y a ce qu’on appelle communément l’intelligence émotionnelle. C’est-à-dire leur capacité à comprendre l’humain qui est en face. Et là, on tombe dans une zone complexe. Car chacun de nous traîne ses casseroles. Cette histoire personnelle du cadre m’échappe. En revanche, ce qui est évident, c’est qu’ils peuvent difficilement gérer une équipe, durablement et de façon efficace, s’ils n’arrivent pas à se gérer émotionnellement eux-mêmes. Je vais donc être très attentif à la capacité de la personne encadrante à prendre soin d’elle-même. Pour qu’il n’y ait pas de confusion entre ce qu’il se passe sur le terrain et ce que cela stimule dans son histoire personnelle. Je demande par exemple à tous mes cadres de se former en communication non-violente. Nous les avons également tous formés au coaching. Et tout le management s’est formé aux outils de la socio-économie, afin d’acquérir un langage commun. Ces méthodes touchent à tous les aspects de la vie en organisation. Car tout s’imbrique pour, in fine, obtenir de la performance sociale et économique. Et du coup le collectif est naturellement collectif.
Du médical au social
Laurent Bertrand, 47 ans, est le directeur général de la Fondation Aigues Vertes à Genève depuis 2010. Fondation privée reconnue d’utilité publique, cette institution a pour mission principale l’intégration sociale et économique de personnes déficientes intellectuellement. Organisé comme un village, la Fondation Aigues Vertes abrite 120 résidents et 200 employés, avec un chiffre d’affaires annuel de 20 millions de francs. Après un début de carrière dans la banque (ex-SBS), Laurent Bertrand a notamment dirigé la Clinique La Lignière (9 ans) et la Clinique de Genolier (1 an).