Développer son réseau

«La bienveillance et le non-jugement permettent aux idées de voir le jour»

Geneviève Morand, entrepreneuse réflexive (rezolab.org), et Michel Sintes, le co-inventeur du mouvement de la montre Daytona de Rolex, ont publié l’an dernier un ouvrage* sur «l’art de développer son réseau relationnel».

Le temps des connecteurs est arrivé, écrivez-vous. Savoir bâtir des relations avec les autres devient primordial. Cela implique des compétences sociales et... spirituelles. Qu’entendez-vous par là? 

 
Geneviève Morand: Oui. Une boussole intérieure solide permet de connaître nos talents, nos valeurs et notre mission. Cela aide à rester centré. Avant, on entrait dans une entreprise pour la vie. Aujourd’hui, tout change extrêmement vite. Dans ce contexte d’accélération du changement, le défi est de rester centré. Si notre boussole intérieure n’est pas développée, cela va être compliqué car nos risquons de changer avec les événements. Alors qu’il faudrait surfer sur les événements. C’est très différent. 
 
Michel Sintes: En entreprise, nous sommes sans cesse confronté à des situations où nous avons tendance à être «pour» ou «contre». Ce dilemme est bloquant. Et en général, on tente de s’en sortir avec de la communication ou de la gestion de conflits. Idéalement, il faudrait sortir de ces oppositions permanentes. L’art d’être en connexion permet d’absorber les mouvements. Quand nous parlons de spiritualité, c’est pour ouvrir cette troisième voie. Au lieu d’être dans la confrontation des idées, il faut se laisser inspirer et s’adapter à la réalité, tout en restant connecté à soi-même. 
 
GM: Oui. Quand tu es dans la confrontation «non», tu es dans la division. Puis arrive le «ou», qui offre un choix: soit l’un, soit l’autre, qui est une soustraction. Avec le «et», arrive le mode addition. Mais cela ne suffit plus. Aujourd’hui, nous avons besoin du mode multiplicateur, qui est le «et», «et», «et». C’est ce qu’on appelle le phénomène de co-émergence. 
 

Vous avez parlé de «l’art d’être en connexion». Que voulez-vous dire par là?

MS: C’est une attitude réflexe. Au moment de rencontrer quelqu’un pour la première fois, il y a une manière d’être ouvert et en silence, sans projeter quoique ce soit, afin d’accueillir l’autre dans sa réalité pour éventuellement parvenir au «et», «et», «et». Mais pour que cette possibilité existe, il faut une certaine attitude, un réflexe psychologique et un comportement qui permettront à ces connexions de se développer dans le sens de la création. Cela va au-delà de l’échange, qui implique un retour sur investissement.
 

«Nous sommes tous reliés», écrivez-vous. Nos pensées affectent les autres. Vraiment?

GM: C’est écrit là (elle pointe son doigt vers le mur, ndlr). «Bienveillance et non-jugement». Le fait de juger quelqu’un l’empêche de devenir ce qu’il est. Prenons par exemple Daniel Rosselat. Il rêvait d’un festival. S’il avait dit: «Je vais créer le plus grand festival d’Europe, on lui aurait répondu en souriant: «T’es gentil Daniel, mais retourne jouer dans ton bac à sable». En lui disant: «OK, vas-y, on te fait confiance», il est devenu ce qu’il est aujourd’hui. Juger une idée ou une personne – ce qui arrive très souvent en entreprise – tue l’envie de créer. Une idée est un premier germe qui peut évoluer par la suite.
 

Et même nos pensées ont un effet sur les autres? 

GM: La façon dont tu regardes l’autre est très importante. Si tu le regardes, même sans parler, et que tu le vois dans son plein potentiel, tu lui permets de se dépasser et de s’ouvrir. Nous l’avons expérimenté ici à La Muse (espace de co-working, ndlr). Ce sont la bienveillance et le non-jugement qui permettent aux projets de voir le jour, d’évoluer et de grandir.
 

Michel Sintes, vous écrivez que «la qualité du résultat qui dépend de votre niveau de créativité détermine directement le niveau des échanges que vous avez avec les autres, la société et votre entreprise». Explications?

MS: Comme je le décris dans le livre, nous pouvons formaliser le processus créatif en cinq étapes (idée/intention; pensée/objectif; émotionnel; comportement et résultat, ndlr). La qualité de chacune de ces parties donne la qualité du résultat final. Il est donc impossible d’essayer de sauter une étape. Or, dans une entreprise, on évaluera une personne selon les connaissances et l’expérience qu’il aura accumulées durant sa carrière. Mais on n’évalue pas tellement son intelligence émotionnelle, ni sa créativité, qui sont pourtant des étapes déterminantes du processus. Prenez une chaîne à vélo, la valeur de la chaîne est la valeur du maillon le plus faible.
 

En prenant conscience des différentes étapes du processus créatif, on prend conscience qu’il faut soigner nos relations?

MS: Oui, quand on est en relation, il faut être conscient de soi-même et être à l’écoute de l’autre, avec ses compétences et ses potentiels forcément divers. L’idée est d’ouvrir la vision, avec une qualité d’écoute qui permet de capter les signaux faibles.
 

Un signal faible?

MS: Prenons l’exemple des scientifiques qui cherchent à savoir s’il y a de la vie dans l’espace. Pour y arriver, ils construisent des immenses télescopes qu’ils installent au sommet de la Cordillère des Andes, dans des endroits où il n’y a ni bruit, ni pollution. En clair, ils sont en train de se mettre à l’écoute de l’univers pour capter ses signaux faibles. C’est pareil avec nos oreilles et notre cerveau droit, qui est notre cerveau créatif. Dans la relation, si vous vous mettez dans cet état d’écoute attentive, vous allez capter les signaux faibles de vos interlocuteurs. Et ces signaux seront peut-être des opportunités de créer quelque chose ensemble.

Peut-on tirer un parallèle avec les liens faibles. Ces personnes qui passent inaperçus et dont on apprend finalement beaucoup...

GM: Oui. Nous avons tendance à capitaliser sur la famille et les amis. Nous oublions par contre tous ces liens faibles autour de nous, par peur ou méconnaissance de l’autre. Le sociologue américain Mark Granovetter a développé toute une réflexion autour de ces liens faibles. Il a montré que ces contacts peuvent nous apporter énormément, à condition de les écouter.
 

L’objectif d’une vie est de rendre tangibles et d’incarner dans la matière nos idées...

GM: Oui, nous avons tous beaucoup d’idées. Mais si ces idées ne s’incarnent pas dans la matière, ne deviennent pas des projets ou des actions, il manquera toujours quelque chose. L’homme est fait pour créer. C’est pour cela qu’on a appelé Dieu le Créateur, car nous l’avons fait à notre image (sourire). La créativité est une façon d’accomplir son destin.
 

Il faut aussi «savoir prendre le temps d’être en recul par rapport à un objectif», écrivez-vous...

GM: Plus qu’en recul. Si vous prenez du recul par rapport à un mur, vous restez devant un mur. Dans le processus créatif, c’est la qualité du questionnement qui vous permettra de prendre de la hauteur. Et en prenant de la hauteur, vous allez voir apparaître les chemins de traverse et les solutions nouvelles. Il faut ouvrir le champ des possibles pour ensuite, collectivement, voir quelle est la meilleure solution.
 

La qualité du questionnement est déterminante, dites-vous. Vous conseillez d’aborder le réseau de la manière suivante: «Connaîtriez-vous quelqu’un qui...?»

GM: Oui, car si vous demandez: «Peux-tu m’aider?», la réponse sera binaire, «oui» ou «non». Tandis que: «Connaîtrais-tu quelqu’un qui...?», ouvre le champ des possibles. Chaque adulte a 150 à 250 contacts à partager.
 

Selon vous, cela prend deux ans pour construire un réseau...

GM: Oui. Quand on démarre dans une nouvelle activité, c’est le temps qu’il faut. Il ne faut donc pas sous-estimer un changement de carrière. C’est aussi pour cela que votre réseau doit être divers, avec des gens de compétences et de milieux différents.
 

«On achète d’abord une personne, puis un produit ou un service», écrivez-vous...

GM: Oui, on achète d’abord la personne. C’est donc vraiment très important de savoir se connecter à l’autre. Mais créer du lien ne veut pas dire «vendre». L’intention doit être de s’intéresser à l’autre, de comprendre ses besoins, de comprendre qui il est et le regard qu’il porte sur les autres.
 

Oser créer un lien d’intimité avec l’autre...

GM: Tout à fait. Lors une réunion de réseautage, si vous abordez les gens en leur disant que vous chercher du travail ou que vous vendez tel ou tel service, vous allez leur consommer de l’énergie. Il faut commencer par permettre la rencontre.
 

Parlons enfin de la fonction RH, quels conseils leur donneriez-vous pour stimuler cette créativité en entreprise?

MS: Très souvent en entreprise, les rapports entre les personnes sont soumis à la compétition, à la méfiance et aux guerres de positions. Cette compétition génère de la non-communication, des peurs et de la non-confiance. Cette situation étouffe la créativité des gens. Du coup, l’entreprise se prive d’un potentiel gigantesque. Le challenge de ces prochaines années sera d’arriver à créer un climat où les personnes ont la possibilité de pouvoir se dire ce qu’ils pensent, de pouvoir créer et de ne pas se sentir ni jugé, ni d’avoir la sensation de prendre des risques s’ils prennent des initiatives.
 
GM: Cette question a déjà fait l’objet de nombreuses études. Qu’est-ce qui fait le succès des entreprises et des projets? C’est précisément de créer un espace non-jugeant et bienveillant où chacun a une estime de soi et est en confiance pour tout oser dire et exprimer. Mais cela ne veut pas dire qu’on fait n’importe quoi. C’est extrêmement concret, stimulant et positif, et cela nous permet de nous dépasser dans la joie. Le travail ne doit pas être souffrance. Cela doit être une joie de se découvrir soi-même et de découvrir l’autre.
 
MS: La créativité nécessite une forme de désorganisation, voire une forme d’anarchie contrôlée. Et ça, l’entreprise en a peur. Mais l’être humain n’est pas une machine. Il faudra bien un jour en prendre conscience.
 
* Geneviève Morand et Michel Sintes: «L’art de développer son réseau relationnel», éd. Jouvence, 2014, 126 pages 
 

Les intervenants

Geneviève Morand est une pionnière des réseaux sociaux, des cercles d’entraide et des espaces de coworking.
Michel Sintes est le co-inventeur du mouvement de la montre Daytona de Rolex. Il est spécialiste de la créativité.

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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