Portrait

La bourlingueuse

Au moment de choisir sa voie, la grande angoisse de Lore Taillieu était de s'enfermer dans un seul univers. Après quelques années dans l'enseignement et un passage dans une firme au Maroc, elle a rejoint le CERN à Genève où elle est Head of People Expérience & Engagement.

La médecine, la traduction, l’enseignement, les langues... Trop de possibilités s’offraient à Lore Taillieu au moment de faire le choix de ses études. «J’avais des intérêts si variés, confie-t-elle. Finalement, j’ai opté pour les langues romanes en dernière minute. Ensuite, j’ai étudié la psycholinguistique, avec l’envie de poursuivre en neurolinguistique. Mais, après cinq ans sur les bancs de l’uni, il m’a semblé qu’il était temps d’entrer dans le monde professionnel.» Comme beaucoup de jeunes de sa filière, elle fait ses débuts dans l’enseignement, d’abord en école secondaire où elle donne cours d’espagnol et de français, puis, aussi, à l’université. «J’ai adoré ces expériences», dit-elle. Ce qui la fait quitter après cinq années? La peur d’avoir choisi par défaut. «Ce qui me ramène à la multiplicité des possibles. Je n’avais pas envie de rester prof malgré moi, avec des regrets à la clé. Je n’aime pas non plus savoir ce que je vais faire pour les dix ou quinze années qui viennent.»

C’est ainsi qu’elle reprend des cours en GRH, marketing et étude de marché à l’EHSAL de Bruxelles, en parallèle à son travail. «Mes deux parents sont psys et la seule chose qu’ils m’ont interdite, c’était la psychologie, s’amuse-t-elle. Or, pour moi, travailler avec les gens est naturel. J’ai besoin de contacts humains. C’est un peu idiot et naïf de le dire, mais j’aime tout le monde. Et si les gens peuvent, aux yeux de certains, sembler un peu bizarres, saugrenus, ils m’intéressent encore plus. C’est en ce sens que je me suis orientée vers les RH...» L’amour la conduit ensuite au Maroc, à Casablanca. «En me mettant en quête d’un emploi, mon objectif était clair: j’ai exclu de travailler pour des multinationales européennes ou américaines. Je voulais vivre pleinement mon expérience marocaine. Et, si possible, dans le domaine RH.»

À la pointe

Ce sera chez S2M, entreprise active dans les systèmes de paiement. «J’y ai débuté en tant qu’assistante, puis j’ai évolué en RH et marketing. Très peu de processus existaient: ce fut l’occasion d’appliquer les connaissances acquises à l’école, de tester des choses.» Bémol? «Un patron tout puissant et une absence d’équité. Les salariés ressortaient de son bureau avec beaucoup plus ou... beaucoup moins, selon ce qu’ils avaient pu négocier.» La fin de l’aventure survient après un peu moins de deux ans quand elle suit son (futur) mari en Suisse. L’opportunité s’y présente de travailler au CERN dans une fonction de HR Advisor. «J’ai basculé dans l’exact opposé: une grande structure où tout était très organisé, assez rigide et avec une grande attention accordée à l’équité.»

Le CERN, c’est l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire, le plus grand centre de physique des particules du monde. Établi à quelques kilomètres de Genève, à cheval sur la frontière franco-suisse, il est célèbre pour son accélérateur de particules, le LHC, un anneau de 27 kilomètres, mais compte également de nombreuses autres installations à la pointe de la technologie. C’est aussi là qu’a été inventé le web, en 1989, à l’initiative d’un physicien britannique. «Je ne connaissais pas grand’chose du CERN à l’époque, reconnaît Lore Taillieu. Aujourd’hui, pour l’expliquer simplement, je dirais que le CERN organise le terrain de jeu des physiciens du monde entier. Il emploie des ingénieurs et des techniciens — qui construisent les outils —, et assez peu de physiciens qui, eux, viennent travailler sur nos installations sans être employés par le CERN.»

Quelque 2’600 personnes sont employées au CERN, auxquelles s’ajoutent un bon millier de jeunes diplômés sous contrat d’emploi pour deux ou trois ans. «Pour se faire une vision réaliste d’où nous travaillons, il faut toutefois imaginer un véritable campus où peuvent se côtoyer jusque 18’000 personnes, avec des chercheurs, des doctorants et des étudiants venant de partout dans le monde. Ce qui donne une ambiance pour le moins particulière, avec des cultures très variées, à la fois en termes de nationalités et de métiers. Vous pouvez y croiser des scientifiques qui jouent au frisbee le soir, des chercheurs de 80 ans en short et sandales prenant un café avec des jeunes...»

En contrôle

Après un peu moins de sept ans, la jeune femme doit quitter l’organisation pour suivre son mari, envoyé en mission de deux ans aux États-Unis. «Je pensais démissionner, mais mon responsable a pu m'obtenir un congé spécial moyennant la promesse de revenir au terme de deux ans.» Outre un passage dans le recrutement quand la décision a été prise de le centraliser et de le professionnaliser, Lore Taillieu a ensuite évolué en tant que HR business partner pour à peu près toutes les divisions de l’organisation. «Les RH au CERN sont une fonction de support secondaire, explique-t-elle. Nous avons relativement peu de budget, car l’argent va là où il doit aller: faire ce pourquoi les gens qui y travaillent sont venus. Nous faisons en sorte de leur donner le meilleur soutien possible, en bricolant un peu parfois. Mais ce peu de moyens pousse à la créativité. En réalité, la créativité émerge d'autant mieux qu'on dispose de peu de moyens.»

Par la suite, elle prend la direction de l’acquisition des talents, rôle qu’elle exerce jusque début 2021. À ce moment, elle reçoit la responsabilité de piloter les HR business partners, tant ceux en charge des salariés du CERN que ceux qui s’occupent des jeunes diplômés et des étudiants. Et c’est en équipe que le mandat de la fonction va être redéfini en People Experience and Engagement. «Ce positionnement correspond à une vraie évolution de la fonction RH qui devient plus moderne et agile, proche du terrain. Il s’inscrit dans une vraie envie d’emmener tout le monde vers le futur après une période qui n’a pas été simple pour l’organisation. La crise de l’énergie nous a fait très mal, car nous en sommes de très gros consommateurs. La guerre avec l’Ukraine est très difficile à vivre, car nous avons toujours travaillé avec les institutions russes. Enfin, il y a eu pas mal d’incertitudes autour du Futur Collisionneur Circulaire qui serait trois fois plus grand que l’actuel LHC, notamment au vu des pressions en matière environnementale qu’il suscite...»

Le nouveau positionnement de la fonction répond par ailleurs à un enjeu étayé par les différents pulse checks réalisés auprès des jeunes diplômés et étudiants toutes les six semaines. «Nous interrogeons le personnel pour savoir si tout va bien. Les collègues peuvent ainsi exprimer un besoin, un souci, voire solliciter un contact, explique-t-elle. Nous essayons de les responsabiliser et de les placer en contrôle de leur expérience de travail, tout en identifiant les problèmes éventuels le plus tôt possible.» Parmi ceux-ci, Lore Taillieu pointe l’isolement et la solitude. «La période Covid l’explique en partie. Mais pas complètement. Nous avons des scientifiques et des jeunes qui s’expatrient des quatre coins du monde, parfois de très loin comme le Pakistan ou l’Inde, par exemple. Ils débarquent dans une grande organisation où il n’est pas aisé de trouver sa place. Ils arrivent à Genève, dans une ville qui reste provinciale...»

À l’écoute

Ces pulse checks ont révélé la nécessité pour les RH d’être plus présents, plus en proximité, avec l’enjeu de répondre à une grande variété de besoins psychologiques. «Cette stratégie d’écoute est essentielle. Elle permet de récupérer ce que les gens vivent et de nous montrer créatifs. Nous le faisons avec une double approche, en travaillant sur le systémique et en agissant sur mesure. On ne peut plus aujourd’hui faire de la RH par ‘étalage de Nutella’, pour tout le monde pareil. Cela ne fonctionne plus. Il faut s’intéresser aux gens pour ce qu’ils sont, leur demander ce dont ils ont besoin maintenant et y répondre sans tarder. À ce niveau, nous procédons par essais et erreurs, en diversifiant l’offre. Nous essayons diverses choses, puis gardons ce qui marche.»

Un autre gros chantier porte sur la diversité et l’inclusion. «Le CERN fonctionne avec une multitude de petits et grands programmes et il faut veiller à un retour plus équilibré en termes de personnel par rapport aux investissements des différents États membres. Nous cherchons en outre à attirer davantage de (jeunes) femmes dans les filières STEM — sciences, technologie, ingénierie, mathématiques — avec l’objectif d’en avoir 25% à l’horizon 2025. Ce qui implique de sensibiliser à l’inclusion dans l’environnement de travail direct, mais aussi de stimuler la création de liens au-delà. Par exemple au travers du réseau WIT — Women in Technology — qui permet aux femmes de se rencontrer, de trouver de l’inspiration et du soutien dans leur carrière. C’est essentiel dans un contexte scientifique qui reste fort masculin.» Autre défi: face à une population extrêmement passionnée, les équipes RH doivent aider à détecter les signes de fatigue et les risques de burn-out. «La campagne Work Well, Feel Well encourage les collaborateurs à s’écouter un peu mieux, au travers d’initiatives touchant à une thématique qui change tous les deux mois. «Travailler énormément, c’est bien pour autant de ne pas se perdre. Car, dans la durée, ce n’est pas tenable.»

Presse RH francophone

Cet article a été publié pour la première fois dans la revue belge HTag by Références (n°13 Mai-Juin 2024) dans le cadre d’un partenariat entre 4 revues RH francophones: HTag, HR Today, ANDRH France et la Revue de RH de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés du Québec.

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