Remettre le travail au centre

La bureaucratie et la pression financière nuisent au travail de qualité et à la santé

Permettre aux salariés de réaliser un beau travail a des impacts positifs sur la santé globale. L'augmentation des processus et des normes empêche cet épanouissement par le travail et déstructure les collectifs, essentiels au travail bien fait. Tour d'horizon des leviers pour remettre le travail de qualité au centre.

Pas de bien-être sans travail de qualité. Les psychologues du travail ont montré qu’il y a un lien entre le bel ouvrage, la conscience professionnelle, la discussion sur les critères d’un travail bien fait et le bien-être. Plus ce travail de qualité est reconnu et valorisé, plus la souffrance baisse. Selon cette clinique du travail, ce n’est pas tant sur l’environnement et les individus qu’il faut mettre l’accent mais sur l’activité. Les salles de repos, les paniers de fruits, les babyfoots et les coachings sont appréciés par les salariés, mais si les conditions pour réaliser un travail de qualité ne sont pas réunies, ces avantages annexes n’auront pas d’influence durable sur leur santé globale.

Bien-être et bien-faire

Ces idées sont notamment défendues par le professeur Yves Clot, titulaire de la chaire de psychologie du travail au CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers) à Paris. Dans un livre de 2015 (Yves Clot, Le travail à coeur, éd. La Découverte) écrit dans le contexte des suicides chez France Télécom, il propose de remettre au centre la conscience professionnelle, le métier et la discussion entre collaborateurs sur les critères d’un travail bien fait. «Au lieu de se focaliser sur les risques psychosociaux, parlons plutôt de ressources psychologiques et sociales», écrit-il.

Critique de l’approche hygiéniste

Yves Clot critique aussi l’approche hygiéniste et la psychologisation des rapports de travail. En clair, au lieu de traiter les symptômes (le stress, les dépendances, la fragilité psychique des individus), il faudrait s’intéresser aux causes de cette souffrance. Pour lui, ces approches hygiénistes seraient une «nouvelle orthopédie sociale, un coussin compassionnel et des amortisseurs psychologiques.» Il propose au contraire de consulter les salariés sur les changements organisationnels à venir. «Les gens souffrent car ils sont empêchés de faire un bon travail. L’être humain est rempli de possibilités non réalisées. Donnons-lui la possibilité de s’exprimer.»

Sublimation par le travail

Le psychiatre, psychanalyste et psychologue Christophe Dejours défend dans son dernier livre (Christophe Dejours, Ce qu'il y a de meilleur en nous, éd. Payot, 2021) les mêmes idées: le travail est une manière de s’épanouir et de contribuer à la culture et à la civilisation. Cette sublimation par le travail est un concept freudien. Dans le contexte professionnel, «la sublimation est une pulsion créatrice, une confrontation avec le réel, avec la réalité de la vie», explique Christophe Dejours. En passant du travail prescrit au travail effectif, l’être humain doit mobiliser des ressources intérieures.

Du métier à la virtuosité

Ce génie de l’intelligence au travail n’est pas réservé à une élite. Peu importe notre rang hiérarchique, nous devons nous confronter à la réalité. Christophe Dejours montre qu’il y a plusieurs niveaux à cette sublimation par le travail. Après ce corps à corps avec le réel, il s’agit de perfectionner son art pour aller vers la virtuosité. Cela prend des années. Vous allez ensuite refaçonner les standards de la profession, être une voix créatrice dans un domaine. Enfin, ultime étape: contribuer à la culture ou à la civilisation par son œuvre.

Acte de résistance à la rationalisation

Pour le sociologue Jean-Philippe Bouilloud, professeur à l’ESCP Business School, «le travail bien fait devient un acte de résistance à la rationalisation à outrance des processus. Prendre le temps auprès d’un patient n’est pas économiquement viable, mais c’est un acte éthique. Le beau geste, les bonnes relations au travail permettent de résister à la monotonie, à l’usure du quotidien et d’échapper à la froide logique productrice.» Dans un livre paru en 2023 (Jean-Philippe Bouilloud, Pouvoir faire un beau travail, éd. érès), il explique que «le beau donne du sens au travail, c’est ce qui permet de laisser une trace, une satisfaction, c’est ce qui signe un accomplissement.»

Perspective historique

Au Moyen-Âge, explique Jean-Philppe Bouilloud, l’artisanat était une combinaison entre la conceptualisation (la dimension artistique et créative), la connaissance des matériaux et la maîtrise technique. Au XVIe siècle, le sculpteur florentin Benvenuto Cellini était à la fois artiste, expert des métaux et technicien des processus de fonte. Mais ce triptyque conception-matière-exécution se disloque à l’industrialisation. Les métiers se spécialisent. La machine devient un intermédiaire entre la main de l’ouvrier et la matière travaillée. En 1840, le philosophe, sociologue et journaliste français Eugène Buret écrit: «Le travailleur ne peut plus se complaire à son œuvre, il ne la voit plus naître sous ses doigts, il se fatigue sans cesse, il ne crée rien.» Cette mécanisation des processus de production aboutit au fordisme et au taylorisme du XXe siècle.

Folie de la norme et gestionnite aigüe

Pour Christophe Dejours, la sublimation par le travail est empêchée par la folie de la norme et par les dispositifs de gestion néo-libéraux qui apparaissent à la fin des années 1980. La direction par objectifs, l’évaluation individuelle des performances, la gestion analytique, le New Public Management dans le secteur public, empêchent cette élaboration commune des critères d’un travail bien fait. «Ne pas respecter les règles du métier, accepter de faire de la sous-qualité, c’est aussi entrer dans une souffrance éthique, qui mène vers le mépris de soi, voire la haine de soi», prévient Christophe Dejours.

L'industrialisation a aussi du bon

Au téléphone depuis Paris, Jean-Philippe Bouilloud nuance cette nostalgie de l'artisanat: «Ce sentiment est entretenu par le marketing, notamment auprès des marques de luxe. La production industrielle a toujours existé. Les archéologues ont découvert des milliers de lampes à huile sur des sites romains. Ces lampes étaient sans doute produites en grande quantité. La production de draps dans les Flandres au Moyen-Age était déjà pré-industrielle. L'artisanat coûte cher et exige beaucoup de travail. L'industrie a du bon. Il s'agit plutôt de nous réconcilier avec le travail, de nous réconcilier avec nos propres sens au travail.» Un exemple? «Mon père a travaillé toute sa vie dans l'industrie pétrochimique. Il me parlait d'un contre-maître capable d'identifier à l'oreille si un compresseur ne tournait pas rond.»

Prendre le temps

Comment remettre ce travail de qualité au centre? Jean-Philippe Bouilloud: «La temporalité dans les métiers RH est clé. Il s’agit de prendre le temps de discuter avec les gens, de contrebalancer la pression économique. Un DRH devrait prendre le temps de bien comprendre les malaises qui se jouent au travail afin de construire des bons dispositifs RH.» Pour Yves Clot, il s’agit de passer de la gestion des ressources humaines à une gestion humaine des ressources. «Les RH sont trop souvent des gestionnaires et des juristes. Le manager RH devrait relier les salariés entre eux plutôt que de relayer les consignes de la direction», écrit-il.

Plaidoirie pour l'esthétique et le collectif

Enfin, nous ne travaillons pas uniquement pour un salaire. La reconnaissance symbolique de notre activité est importante. Pour Christophe Dejours, «nous travaillons aussi pour satisfaire un jugement de beauté, pour réaliser un produit ou un service qui répond aux règles de l'art ou du métier.» Notre travail doit être utile et rendre service à la communauté. Jean-Philippe Bouilloud: «Cette pertinence se discute collectivement. Il faut pouvoir rencontrer les gens, comprendre ce qui est le vrai problème. Cette discussion permet aussi de fixer les règles de comportement dans un collectif de travail.» Une autre condition au travail de qualité.

commenter 0 commentaires HR Cosmos

Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

Plus d'articles de Marc Benninger

Cela peut vous intéresser