Surmonter les crises

«La digitalisation de l'entreprise fragilise l'écosystème et génère des crises»

Raphaël de Vittoris est en charge de la gestion de crise pour le groupe Michelin depuis 2014. Chercheur associé à l'Université de Clermont-Auvergne, il enseigne aussi la gestion de crises dans plusieurs Hautes Écoles. Il analyse ici le rôle de la fonction RH en temps de crise.

Avec l’inflation, la crise énergétique et la guerre en Ukraine, l’économie européenne entre dans une période difficile. Comment se préparer à une crise de cette ampleur?

Raphaël De Vittoris: Oui, nous sommes à peu près tous unanimes sur le fait que nous allons passer un hiver difficile. Comment s’y préparer? Je vois deux dimensions. Le premier au niveau de l’entreprise, le second au niveau de l’individu. Pour l’entreprise, je pense qu’il faut essayer de cultiver plusieurs options, une stratégie à l’opposé de l’optimisation.

Qu’entendez-vous par là?

En organisation, optimiser revient à supprimer les redondances et vivre avec le juste nécessaire. Cela rend les entreprises fragiles. Certains flux de productions sont tellement optimisés qu’ils s’arrêtent au moindre aléa, par manque de pièces de rechange par exemple. Si la nature était un contrôleur de gestion, l’être humain vivrait avec un seul rein, un seul œil et une seule main. Et notre espèce aurait probablement disparu très tôt dans l’évolution...

L’entreprise doit donc cultiver les options et sortir du flux tendu?

Oui. Cultiver les options implique de maintenir certaines activités moins rentables, qui peuvent devenir un matelas de sécurité le jour où l’activité rentable n’est plus là. Pour d’autres entreprises, optimiser revient à externaliser, avec une logique financière de contrôleur de gestion. Vous pouvez externaliser le support informatique ou la gestion de la paie par exemple. Mais si votre fournisseur externe tombe dans des difficultés, vous êtes condamné à plonger avec lui. C’est donc toujours intéressant de maintenir certaines compétences clés à l’interne.

D’autres pistes pour les entreprises?

Pousser au télétravail et libérer où mutualiser les espaces. Le Covid a largement ouvert les vannes sur le télétravail et la pratique s’est généralisée malgré les résistances de certains dirigeants. L’avantage du télétravail, c’est que vous ne payez pas le chauffage et vous avez moins de mètres carrés à gérer. Avec l’option de louer une partie de vos locaux à des fournisseurs ou des partenaires. Cela dit, le télétravail implique d’accorder beaucoup d’autonomie à vos employés. Dans ce contexte, le micro-management devient dès lors beaucoup plus difficile.

Peut-on préparer l’état d’esprit des équipes à une crise de cette ampleur?

Oui. Pas besoin d’attendre la crise pour s’y préparer mentalement. Demandez par exemple aux salariés ce qu’ils proposent. Comment allons-nous procéder en cas de crise? Quels sont les scénarios possibles? Où sont nos potentiels d’économie? Ces questions ne doivent pas être réservées aux grands stratèges de l’organisation.

Voyez-vous d’autres pistes pour les organisations?

Revoir la chaîne de valorisation et de consommation des déchets. Comment exploiter ce que l’autre rejette? Que ce soit de l’information, du fonctionnement, de la matière ou de l’énergie. C’est le rôle des acteurs institutionnels, comme les chambres de commerce, de mettre en lien les entreprises sur ces questions. Il faudrait encourager cette valorisation des déchets en étant plus souple sur les mécanismes de taxation par exemple.

Ce serait une forme de solidarité entre les entreprises?

Avant même le caractère empathique et fraternel que vous insinuez, je vois d’abord le caractère rationnel de ces échanges. Cela doit être du gagnant-gagnant. Peut-être que certains partenaires ne vous apprécient pas, mais ils tirent un avantage à vous aider. Vous avez des déchets encombrants et coûteux à éliminer, un partenaire vous les achète à bon prix, car il va pouvoir en créer de la valeur.

Et du côté des individus?

La première chose à mettre en place est un dispositif d’entraide. En sortant de la 2e Guerre mondiale, alors que les villages étaient ravagés, Français, Italiens et Espagnols ont survécu en grande partie grâce au troc et à l’entraide. Exemple: «Vous réparez ma charrette et je vous donne des œufs pendant trois mois». L’entraide sans transaction financière fonctionne très bien.

D’autres idées?

Les regroupements d’achats. À plusieurs, vous pouvez acheter en gros et à des meilleurs prix. C’est le rôle des municipalités (les communes en Suisse, ndlr) d’organiser ces regroupements en contactant directement les fournisseurs.

Et encore?

Monétiser vos hobbys. Vous êtes passionné d’informatique, de bricolage, de jardinage? Mettez vos compétences à disposition d’autres personnes et faites-vous rémunérer. À nouveau, c’est aux municipalités de mettre sur pied des bourses des compétences afin de mettre en lien l’offre et la demande. Il s’agit aussi de stimuler la consommation locale. Car c’est en consommant local que vous allez aider les PME, qui, je le rappelle, constituent 95% de l’économie d’un pays.

À la fin de votre livre (1), vous émettez l’hypothèse que les crises sont en train de devenir la norme...

Oui. Mais cette multiplication des crises n’est pas due à une force extérieure ou au contexte qui aurait spontanément changé, à l’image des attentats du 11 septembre 2001 qui ont clairement marqué un avant et un après. Les crises perpétuelles que nous vivons sont incrémentales, elles sont de notre faute. Elles augmentent progressivement depuis les années 1980 et nous avons désormais passé un seuil.

Quelle est la cause de cette multiplication des crises?

Notre dépendance aux interconnexions informatiques.

Expliquez-nous?

Il y a un double phénomène. D’un côté, les processus se sont complexifiés. Aujourd’hui, la chaîne de production d’un bien implique plusieurs personnes et plusieurs processus... Les processus ont été enrichis de sous-processus et par conséquent les défaillances sont plus fréquentes. De plus, tous ces systèmes sont interdépendants. Tout est relié à un système d’information central, incluant parfois les fournisseurs et la logistique. Dans les faits, votre entreprise dépend de Microsoft, de Fedex, des services industriels locaux, sans parler des banques qui gèrent les transactions financières. Cette interconnexion des acteurs augmente la tension. Et s’il y a un pépin à un bout de la chaîne, l’ensemble du processus est impacté. La digitalisation de l’entreprise fait sens d’un point de vue financier, mais elle fragilise l’ensemble de l’écosystème et génère plus de crises. Nous avons créé un château de cartes numérique qui risque de s’effondrer au premier courant d’air.

Au lieu de vouloir gérer une crise, vous conseillez plutôt de la surmonter. Qu’entendez-vous par là?

Une crise par définition est une sorte de chaos qui est très difficile à interpréter. Mais comment gérer quelque chose que l’on ne comprend pas? J’estime donc qu’il faut rester humble devant la crise. Essayons déjà de survivre, de garder un maximum de plumes. Prétendre que nous allons gérer la crise me semble arrogant.

Vous critiquez l’idée qu’une crise peut se détecter par des signaux faibles en amont. Est-ce donc inutile de mettre en place des dispositifs de veille?

Je ne dis pas qu’il faut ignorer tous les signaux. Si vous vivez dans le couloir des tornades aux États-Unis, il serait stupide de ne pas surveiller la météo. Par contre, se mettre à analyser tout un tas de signaux pour essayer d’anticiper l’avenir me paraît périlleux. Essayez de définir un signal dit «faible» et vous verrez que ce n’est pas simple. Le réel est hyper complexe et il n’y a pas deux situations similaires. De plus, un signal sera perçu différemment par deux personnes. Le concept du signal faible a été inventé dans les années 1970 par Igor Ansoff, un grand penseur de la stratégie. Son idée est devenue du pain béni, car elle donne l’illusion que l’on peut anticiper l’avenir. Je n’y crois pas. Si c’était le cas, nous aurions évité la crise du Covid et l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe.

Le modèle militaire hiérarchique avec un chef au sommet est communément admis comme la meilleure gouvernance en temps de crise. Vous n’êtes pas de cet avis et proposez plutôt un collectif de leaders...

En France, nous sommes influencés par le général De Gaulle et Napoléon. Ces figures historiques incarnent notre image du leader. Un homme seul contre tous, qui a une vision et qui va mener son peuple vers la victoire. C’était sans doute le cas en 1940, mais nous parlons aujourd’hui de crises économiques, de crises organisationnelles avec des enjeux industriels, sociaux et technologiques. Cela n’a rien à voir. Nous sommes aussi très influencés par les grosses productions hollywoodiennes. Ces films donnent une image caricaturale du leader. Je préfère l’idée d’une intelligence collective, un concept qui n’est pas simple à mettre en place. Il est souvent porté et catalysé par un facilitateur qui stimule les uns et les autres. C’est un accompagnateur qui est capable de créer une émulation dans le groupe.

Quels sont les risques humaines et sociaux qu’un DRH devrait toujours garder à l’œil?

En premier lieu, le risque psychosocial. Depuis l’avènement de la technologie, qui a été accéléré par la crise du Covid, nous ramenons le travail à la maison, via nos téléphones, et jusque dans les toilettes. C’est le cas chez 97% des Français. Donc le stress devient omniprésent. De plus, le risque psychosocial est à la croisée de plusieurs situations difficiles à gérer, des questions d’engagement, d’absentéisme ou de conflits par exemple.

D’autres risques humains?

Le risque d’interprétation. Une grande partie du travail d’un DRH passe par le verbe. Il ou elle est en permanence dans la communication. Or la culture littéraire des individus diminue et par conséquent les messages deviennent moins élaborés, moins sophistiqués. Il faut arriver à dire les choses simplement et en peu de mots. En contrepartie, cela augmente les risques de mésinterprétations. On se souvient tous de cette formule malheureuse de France Télécom: «Nous les ferons partir par la porte ou par la fenêtre». Le poids des mots va revenir au centre de préoccupations de la Fonction RH.

Voyez-vous d’autres risques pour la Fonction RH?

La peur de nommer les choses. Trop de DRH exagèrent dans le politiquement correct. Tout devient chloroformé, aseptisé et artificiel. Le mot burnout est proscrit car cela pourrait donner des idées aux gens. Arrêtons d’infantiliser les collaborateurs. Au contraire, les RH doivent se réapproprier la sophistication et le courage du langage.

Le responsable RH doit-il ou elle figurer dans la cellule de crise?

Je suis plutôt partisan de choisir les personnes en fonction de leur profil plutôt que de leur fonction. Si la crise a une dimension RH évidente – un décès sur site par exemple – le DRH doit être autour de la table. Sinon, c’est la nature de la crise qui doit déterminer la composition de la cellule. S’agit-il d’une crise de business continuity, d’une cyber-attaque? À noter que cela dépendra aussi de la personnalité du DRH. S’il agit comme un facilitateur ou un catalyseur, sa présence sera la bienvenue. Il ou elle doit incarner l’intelligence collective de l’organisation.

Donnez trois conseils à un manager RH qui sera forcément confronté un jour à une crise?

Mon premier serait d’utiliser l’outil de prise de décision le plus sophistiqué depuis l’aube de l’humanité: le BSP. Le bon sens paysan! Rien de meilleur sur terre. Personne, ni le Boston Consulting Group, ni McKinsey, ni PwC n’ont inventé mieux que le bon sens paysan.

Un exemple?

Au début de la crise Covid, j’ai demandé à ma fille de 7 ans ce qu’elle aurait fait si elle avait été présidente de la France. Elle a répondu: peut-être que les gens ne devraient plus se déplacer pour aller au travail, peut-être qu’ils ne devraient plus voyager en avion... Ce sont des choses toutes simples, mais auxquelles personne n’avait pensé au début de la crise.

Deuxième conseil?

S’assurer que toutes les décisions prises durant une crise sont alignées avec les valeurs de l’entreprise et avec sa raison d’être.

Et enfin?

Se mettre d’accord sur des lignes guides très simples. C’est toujours mieux que des plans détaillés. L’être humain est surpris quand survient une crise. Il va passer par plusieurs étapes: procrastination, sidération et panique. Les lignes guides permettent d’avancer dans la tempête, un peu comme le starter d’une voiture diesel. Car une fois que l’impulsion de départ a été donnée, l’organisation va se mettre en marche.

Un exemple de ligne guide?

Prenons le cas d’un mort sur site. Première ligne guide: ne pas bouger le corps. Deuxième: attendre le feu vert des autorités avant d’avertir la famille. Troisième: préparer un plan de communication interne. Voilà, c’est tout. Pas de diagramme compliqué avec des cases et des flèches de partout. Restez simple et faites confiance à vos collaborateurs. Si vous les avez recrutés, c’est qu’ils sont bons. Faites-leur confiance.

(1) Raphaël de Vittoris, Surmonter les crises, éd. Dunod, 2021, 127 pages

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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