Se préparer à l’imprévisible, la mission impossible des gestionnaires de crise
Vivre en temps de crise est devenu la norme. La complexité de notre économie et l’interdépendance des acteurs dans un monde numérique expliquent en partie cette nouvelle réalité. Plusieurs experts partagent ici leur regard critique sur les dispositifs de veille et les étapes clés d’une crise en organisation.
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À peine sorti de la crise du Covid, le monde replonge dans une période d’incertitudes, avec la guerre en Ukraine, le retour de l’inflation et la flambée des coûts de l’énergie. Rien ne va plus. Les crises étaient considérées comme des événements exceptionnels. Elles sont en train de devenir la norme. L’entreprise et l’économie de manière générale détestent ces turbulences qui nuisent à la confiance et qui rendent les plans stratégiques obsolètes. Analyse et feuille de route pour rester en vie.
Personne ne les voit venir Les crises ont bien sûr toujours existé. Dans un livre passionnant (voir la référence ci-contre), l’économiste et historien américain Marc Levinson raconte comment l’invention du conteneur en 1956 a transformé l’industrie du transport des biens de consommation. Cette histoire est emblématique de plusieurs phénomènes qui apparaissent lors d’une crise. La première est sans doute que personne ne voit venir la révolution. Les autorités portuaires de New York, Londres et Manchester ne croient pas au conteneur et refusent d’adapter leurs infrastructures portuaires. Ce sera une erreur fatale.
Effet boule de neige
Marc Levinson montre aussi que cette invention va, par effet boule de neige, transformer toute l’économie locale autour des grandes villes portuaires qui dataient du XVe siècle. Puisque les frais de transport diminuent (grâce au conteneur), plus besoin d’installer les usines et les fabriques près des ports. L’invention du conteneur transforme aussi la structure de l’emploi dans ces villes portuaires, elle accélère la globalisation de l’économie mondiale et redistribue les cartes des flux maritimes au profit de Dubaï, Felixstowe (Angleterre), Hambourg et Busan (Corée) notamment.
La numérisation fragilise
Mais si les crises se multiplient et ont tendance à devenir la norme aujourd’hui, c’est aussi en raison de la complexité de nos économies. Dans un livre critique sur la gestion de crise (voir la référence ci-contre), le praticien-enseignant-chercheur Raphaël De Vittoris (lire aussi son interview) explique que la cause majeure de ces crises à répétition est la digitalisation de notre économie. De nos jours, un processus industriel inclut plusieurs acteurs (internes et externes à l’entreprise) et plusieurs processus et sous-processus, le tout relié par un système d’information (ERP). Selon lui, la numérisation de nos entreprises permet d’importantes économies mais fragilise l’ensemble du système. «Il suffit d’un pépin quelque part le long de la chaîne pour que tout s’arrête», explique-t-il.
Culture de la crise
Mais peut-on se préparer à une crise qui est par définition imprévisible? «Non», estime Marcel Salathé, le professeur en épidémiologie de l’EPFL qui a piloté le programme national de recherche suisse COVID-19 durant la pandémie (lire aussi son interview). Il conseille plutôt de cultiver un état d’esprit «flexible, positif et orienté vers les solutions». Dans un petit guide destiné aux gestionnaires de crise en organisation (voir la référence ci-contre), le consultant Fabrice Carlier conseille de son côté de mettre en place une culture de la crise bien avant que celle-ci n’éclate. Cette culture implique des simulations, de cultiver des bons rapports avec les médias et de mettre en place un dispositif de veille des signaux faibles. Ce dernier point est contesté par Raphaël De Vittoris qui estime que ces dispositifs sont coûteux et peu fiables. «Plutôt vous concentrer sur les signaux forts, poursuit-il. Une prévision météo, un flux de données anormal dans vos serveurs ou une négociation difficile avec les syndicats.»
Cellule de crise
Une autre étape clé est la mise sur pied d’une cellule de crise. Fabrice Carlier conseille de créer un noyau restreint de personnes clés: un juriste, un communicant, un technicien et un expert IT. Pour Raphaël De Vittoris, la composition de cette cellule dépendra surtout de la nature de la crise. «Si les enjeux sont humains, un mort sur site par exemple, le DRH doit y siéger», illustre-t-il. Le rôle de la cellule de crise est de comprendre ce qui est en train d’arriver, de poser un diagnostic et de proposer des actions. Le patron ou les dirigeants ne devraient pas y siéger. Leur positionnement est plutôt en retrait, afin de comprendre les enjeux et de prendre des décisions éclairées.
Communication interne et externe
La communication est un enjeu central dans toutes les situations de crise. Vers l’extérieur, il s’agit de nommer un·e porte-parole afin d’éviter les messages contradictoires. Chacun aura sa vision et son explication des faits et il est donc primordial de confier la communication externe à une seule personne. Fabrice Carlier conseille aussi la transparence. «Sur la durée, pendant la crise comme après son extinction, vous serez gagnant en adoptant une posture de transparence. Tout le monde est faillible et l’admettre témoigne du sens que vous avez de vos responsabilités», écrit-il. La communication interne est tout aussi importante. Dans un témoignage anonyme racontant le décès d’un collaborateur sur site, une DRH raconte comment cette communication interne fut la priorité de la cellule de crise.
Surmonter plutôt que gérer
Une crise va remettre en cause l’équilibre fragile d’une organisation, qui est un système complexe par définition. Les crises arriveront, c’est une certitude. Inutile donc d’essayer de s’en prémunir. Faut-il savoir les gérer ou simplement les surmonter? Raphaël De Vittoris préfère la seconde option. En clair, il s’agit d’accepter leur imprévisibilité et de viser la survie de l’organisation. Il préconise aussi d’avancer avec bon sens et simplicité. Un responsable RH doit accepter de ne pas tout maîtriser, avec un état d’esprit pessimiste sur le court terme et optimiste sur le long terme.
Cartographie des risques en entreprise*
• Risques industriels: produits défectueux, cyber-attaque, vol de données, incendie.
• Risques sociaux et humains: grève, restructuration, plan social, décès, burnout, accidents de travail.
• Risques économiques ou financiers: chute des marchés financiers, inflation, problème de cashflow.
• Risques institutionnels ou réglementaires: changement de législation, privatisation d’un acteur du secteur public.
• Risques d’image et de communication: rumeur sur les réseaux sociaux, article dans la presse, action d’une association de consommateurs.
• Risques naturels: tremblement de terre, inondation.
• Risque terroriste: prise d’otage, attentat.
* Liste tirée du livre de Fabrice Carlier, «Réussir ma première gestion de crise» éd. Studyrama, 2021,