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«La discrimination par l'âge est largement tolérée.»
Carole Dupinet est responsable du programme de reclassement professionnel CIM pour les cadres et spécialistes au chômage. Elle vient de rédiger le mémoire «Age, genre et sélection: du recruteur décomplexé au postulant tolérant», dans le cadre d'un Master of Advanced Studies (MAS) en gestion des ressources humaines et des carrières à la HEC Executive de l’Université de Genève.
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Même si la discrimination peut intervenir à tous les stades d’une relation de travail, c’est à l’embauche qu’elle est la plus importante et la plus préjudiciable. Photo: 123RF
Que sait-on exactement sur la discrimination des seniors sur le marché du travail?
Carole Dupinet: Même si la discrimination peut intervenir à tous les stades d’une relation de travail, c’est à l’embauche qu’elle est la plus importante et la plus préjudiciable. A compétences équivalentes, un candidat senior (48-50 ans) a trois fois moins de chances d’être convoqué à un entretien d’embauche qu’un candidat âgé de 28 à 30 ans. En 2013, le Conseil de l’Europe a affirmé que la discrimination fondée sur l’âge est l’une des plus répandues en Europe.
Quels sont les principaux résultats de cette étude?
Le résultat le plus surprenant est que cette discrimination est parfois acceptée. Huit recruteurs sur dix déclarent ne pas être choqués par une annonce qui spécifie une fourchette d’âge. Ce fait pourrait indiquer que la discrimination liée à l’âge est tolérée voire autorisée par la profession et ancrée dans les habitudes. Il est possible aussi que les recruteurs soient davantage préoccupés par la gestion de la diversité en termes de genre plutôt que d’âge. L’explication pourrait éventuellement être culturelle puisque la loi suisse qui interdit de discriminer par le genre, fait de l’âge un critère de discrimination mineur. D’ailleurs, la loi suisse ne punit pas la discrimination par l’âge.
Vous dites que les recruteurs sont parfois pris en étau entre leur éthique et la nécessité de satisfaire le client.
A nouveau, l’absence de législation interdisant la discrimination par l’âge en Suisse pourrait expliquer qu’ils se soucient en priorité de satisfaire le client. Pour une majorité de recruteurs, l’âge est souvent un critère de sélection répondant à une demande de préserver l’harmonie des équipes. La moitié d’entre eux y voient une discrimination mais, paradoxalement, elle est aussitôt justifiée par des arguments tels que «les seniors ont plus de difficultés à s’intégrer». C’est peut-être aussi une façon pour eux de préserver leur image en tant que professionnels.
Vous semblez étonnée par la passivité des candidats.
Il est frappant de constater une telle banalisation, une telle acceptation de la part des postulants. A une large majorité, soit 7 sur 10, ils ne se disent pas choqués par le fait qu’une annonce mentionne une tranche d’âge. A noter que les femmes restent plus sensibles à la question que les hommes, probablement parce qu’il existe une «tradition» de discrimination à leur égard. Les études montrent également que les seniors développent différents types de stratégies pour faire face aux discriminations: certains se retirent, d’autres se confrontent, d’autres encore ne tiennent pas compte du critère discriminatoire. Dans notre étude, neuf postulants sur dix choisissent la dernière option. Mais une analyse plus fine de leur discours révèle que, si la totalité des hommes «y croient», quatre femmes sur cinq postulent sans grand espoir. Significativement, les hommes parlent de la nécessité de «se vendre» et certains comptent sur la photo de leur CV pour prouver qu’ils «font encore jeunes».
Les recruteurs reconnaissent pourtant que les seniors possèdent des qualités précisément en raison de leur âge.
Si les recruteurs perçoivent le travailleur senior comme une «richesse», ils ne l’engagent pas facilement pour autant. Notre étude confirme le comportement ambivalent des acteurs du recrutement à l’égard de cette tranche d’âge. Il y a un décalage entre leur discours et la pratique. Par exemple, les seniors ont tendance à être perçus comme moins dynamiques et moins perméables au changement, mais ils sont aussi considérés comme plus fiables et plus experts. En fait, c’est sur la question de la rentabilité que se cristallisent surtout les préjugés: le travailleur senior est souvent perçu comme peu adaptable et coûteux.
Pour conclure, quelques mots sur le programme de reclassement que vous dirigez.
Ce programme permet à la fois aux entreprises de lancer sans risques financiers des projets novateurs et créateurs d'emplois, et aux candidats à l’emploi de faire la preuve de leurs compétences. En cette période d’incertitude économique, beaucoup d’entreprises hésitent en effet à se lancer, alors que de nombreuses personnes disponsibles sont intéressées à y participer.