La diversité à l'épreuve de l'antiwokisme
En 2011, j’avais mené une enquête auprès d’entreprises de Suisse romande sur leurs pratiques en matière de gestion de la diversité. Moins de la moitié des deux-cents entités participantes avaient mis en place de telles pratiques et seules 17% rapportaient mesurer leur impact, jugé moyennement efficace.
Photo: Towfiqu Barbhuiya / Unsplash
En 2011, j’avais mené une enquête auprès d’entreprises de Suisse romande sur leurs pratiques en matière de gestion de la diversité. Moins de la moitié des deux-cents entités participantes avaient mis en place de telles pratiques et seules 17% rapportaient mesurer leur impact, jugé moyennement efficace.
Face à ce constat, j’avais conclu que ce manque de rigueur dans les pratiques était risqué, gardant à l’esprit la citation de Simone de Beauvoir selon laquelle il suffit d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question.
Depuis, la thématique de la diversité, de l’équité et de l’inclusion (DEI) a pris une importance croissante dans les entreprises. Elle a aussi été portée par l’impulsion de mouvements comme #MeToo, Black Lives Matter, ou encore la grève des femmes de 2019.
Cependant, la lutte pour réaliser dans les faits l’égalité prévue par le droit, ainsi que l'éveil aux inégalités structurelles ont provoqué des réactions critiques. L’expression woke est devenue péjorative et l’antiwokisme, en prônant notamment la défense de la liberté d’expression, s’est renforcé, remettant en cause les initiatives de DEI.
Aux États-Unis, cela a abouti à l’interdiction des subventions pour des postes de travail et des formations dans le domaine de la diversité au sein de certaines universités. Pour sa part, la Cour suprême a invalidé des programmes d'action affirmative basés sur la race pour l'admission à l'université en les jugeant discriminatoires. Sous pression, plusieurs grandes entreprises internationales ont fait marche arrière en réduisant les ressources dédiées aux politiques et actions de DEI.
Cette pression est aussi visible dans le milieu scientifique des ressources humaines, où les résultats de recherches démontrant l’existence de discriminations depuis des décennies se heurtent à une forme de politisation et de remise en question de la part de personnes non expertes en la matière.
Tout récemment, la Society for Human Resource Management a supprimé le E de équité de l’acronyme DEI. La Professeure Enrica Ruggs, de la Society for Industrial and Organizational Psychology, a vivement réagi dans un article de Harvard Business Review en expliquant pourquoi c'était une erreur. En effet, l’équité vise à ajuster les pratiques d'une organisation pour compenser les obstacles rencontrés par les personnes les plus stigmatisées et leur offrir les mêmes opportunités que les autres.
Plutôt que d'éliminer les politiques de DEI des entreprises, ces actions consisteraient plutôt à les «raisonner». Toutefois, la question est de savoir comment ces signaux sont interprétés et quelles répercussions ils auront dans les prochaines années. Si les ressources, qu'elles soient humaines ou financières, continuent de diminuer, que ce soit dans le secteur public ou privé, cela équivaudrait à voir la pierre de Sisyphe redescendre, effaçant les progrès accomplis dans l'ascension vers une société plus égalitaire.
C’est pourquoi, il me paraît d’autant plus important aujourd’hui de s’assurer que les pratiques DEI s’appuient sur des connaissances scientifiques et qu’elles soient portées par des personnes ayant une véritable expertise dans ce domaine. Cela contribuerait à légitimer les actions des entreprises en matière de DEI en démontrant qu’elles ne sont pas de simples réponses à une tendance «woke», mais des initiatives fondées sur des données solides, permettant d'identifier les biais, d'élaborer des stratégies ciblées, et d’évaluer l’im- pact sur la réalisation des objectifs de l’entreprise.
Dans ce contexte, j’ai trouvé particulièrement pertinent le nouveau livre des Prof. Mikki Hebl et Eden King intitulé Working Together. Practicing the Science of Diversity, Equity, + Inclusion. En effet, cet ouvrage se fonde sur des recherches scientifiques pour proposer des stratégies éprouvées en matière de DEI, non seulement pour les entreprises, mais aussi pour les personnes stigmatisées et les personnes alliées.
Au final, il me semble que les résistances actuelles devraient inciter les entreprises à renforcer leurs pratiques de DEI en s’assurant de pouvoir prouver leur valeur par des résultats tangibles. Il peut aussi s’agir de revenir aux fondamentaux de la DEI en intégrant les opinions divergentes constructives pour se réinventer, tout en maintenant une vision claire du but recherché. En somme, rester dans l’esprit de la fameuse phrase de Michelle Obama: «When they go low, you go high».
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