Interview

«La fin du travail pourrait nous faire entrer dans une nouvelle ère»

Pour le philosophe et sociologue français Raphaël Liogier nous sommes arrivés à la fin de l'ère industrielle. La technologie est si puissante que la création de richesse n'a plus besoin de salariat. L'être humain peut désormais s'occuper de son désir d'être.

Vous publiez «Sans emploi» en 2016, un manifeste pour un revenu d’existence de base et une taxation progressive de la fortune. Votre constat a-t-il changé aujourd’hui?

Raphaël Liogier: Non, au contraire, il s’est même étendu. La nature du travail a totalement changé dans notre société. L’être humain a toujours été aidé dans sa production de richesses. D’abord par des outils, puis par des machines et aujourd’hui par des ordinateurs et de l’IA. L’activité humaine ne va pas disparaître mais le travail si. Cette part d’activité nécessaire à la survie va progressivement disparaître. Mais comme nous y sommes attachés et qu’elle fait partie de notre identité, nous allons devoir nous y habituer. La fin du travail pourrait nous faire entrer dans une nouvelle ère. Ma proposition de revenu d’existence n’est donc pas une vision socialiste, ni ultra-capitaliste. J’appelle simplement à un changement de système. Comme le salariat diminue, il faudra taxer la concentration du capital.

La destruction d’emploi par la technologie a toujours provoqué des débats à travers l’histoire. L’arrivée de l’IA ne serait qu’une nouvelle étape dans cette évolution... 

C’est à la fois une nouvelle étape et la fin d’un système. L’objectif de la technologie a toujours été de diminuer la souffrance au travail. Mais cette angoisse de la machine passe aujourd’hui à un autre niveau. Quand les métiers à tisser sont arrivés, l’homme avait le sentiment de garder le contrôler. Aujourd’hui, face à l’intelligence artificielle, il n’a pas seulement peur de perdre son salaire, il craint que la machine dépasse son créateur. C’est l’angoisse de la machine dominante, qui nous gouverne car plus intelligente que nous. C’est ce que j’appelle le paradigme Terminator. En fait, c’est une très mauvaise compréhension de ce qu’est l’IA. Qu’elle que soit sa complexité, l’IA ne peut pas se retourner contre nous.

En créant un revenu d’existence à 1200 euros et en taxant les grandes fortunes, ne tuez-vous pas l’envie d’entreprendre, l’envie de réussir?

Ce montant serait calculé par la communauté nationale en l’ajustant au PIB de chaque pays. Tout l’enjeu est de savoir où l’on met le curseur sur la progressivité de l’impôt. Je l’établis à des niveaux très élevés. Pour une raison importante et pragmatique. A partir d’un certain niveau de revenu, ce que je perçois comme un accroissement de richesse, je ne peux pas en jouir concrètement. Au-delà de deux voitures par exemple, je ne peux pas en profiter d’avantage. Mon deuxième argument est lié à la globalisation du monde des affaires. Les entreprises deviennent aujourd’hui des mastodontes, ce sont des Etats dans l’Etat. Ces géants ont la capacité d’orienter le destin d’un pays, d’une région. Par leur taille, elles doivent aujourd’hui assumer une fonction politique, collective. Elles ont désormais un devoir de responsabilité. Lorsqu’un individu se trouve à la tête d’une entreprise de 10 milliards d’euros, ses décisions ont des vraies conséquences politiques. Plus sa décision est importante, plus sa responsabilité doit être forte. Et lorsqu’un individu représente un capital de 10 milliards d’euros, il doit rendre des comptes par une très forte taxation. S’il n’arrive pas à optimiser son capital pour payer l’impôt, il sera obligé de vendre son patrimoine, ce qui permettra de refluidifier l’économie. Avec ce système, les banques auront tendance à prêter à ceux qui sont les plus efficaces, au détriment des héritiers.

Comment définissez-vous la société de l’abondance?

On n’a jamais produit autant avec si peu d’effort. En parallèles, de nouveaux problèmes apparaissent, des problèmes psychologiques, des burnouts, de l’ennui au travail. Ces difficultés sont causées par une perte de sens, ces fameux bullshit jobs dénoncés par David Graeber. Ce qu’on nous demande de faire pour gagner de l’argent est en contradiction avec nos valeurs personnelles et nos désirs d’être. Mais ceux qui ont le plus de pouvoir dans ce système, ne veulent pas qu’il change. C’est ce que j’appelle la promesse trahie de la modernité. Je développe ces idées dans mon livre Khaos (2023).

Vous annoncez aussi la fin du capitalisme et l’avènement du désir d’être. Les hommes n’ont plus besoin de travailler mais de se distinguer à un niveau créatif, artistique et intellectuel...

Oui, il s’agit d’un désir profond de vivre libre. La liberté, c’est pouvoir choisir librement de l’usage de son temps. Cette oisiveté est le contraire de la paresse. La paresse mène à la dépression. Vous ne vous levez plus le matin car vous avez perdu votre désir d’être, votre envie d’être plus grand que ce que vous êtes. Ce désir d’être est plus fort que le désir de survie. Les humains sont mêmes prêts à sacrifier leur confort pour ce désir d’être.

Nous sommes donc arrivés dans l’ère du désir d’être...

Exactement. Ce désir d’être peut se résumer en un mot: transcendance. La transcendance est une dynamique. Le fait de passer à travers soi, pour faire de soi quelque chose de plus que l’organisme. Dans l’histoire, les religions se sont appropriées cette transcendance et ont cherché à la réduire en lui donnant la forme d’un dogme. La religion est une usine de raffinage en quelque sorte. Mais cette énergie est à la base même de l’humain. Le monde moderne, tel qu’il se développe au XVIIIe a été construit sur la rationalité, sur l’objectivité et sur le pari du sujet libre. Au moment de la Révolution française, la liberté était une transcendance, une manière pour l’être humain de se redéfinir. Mais dès le XIXe siècle, les êtres humains ont eu le vertige devant leur propre promesse. L’humanité est entrée dans l’angoisse du vide, le risque c'est de ne pas arriver à accepter d'être libre, et de sombrer dans l'obsession de remplir le vide par l'argent, le divertissement, le travail pour le travail. D'où la difficulté à dépasser notre dépendance au travail.

Les humains ont eu peur de se réaliser?

Oui. Cette idée que tout est possible, était trop élevée. Au lieu d’en faire la puissance de notre activité, nous en avons eu peur et nous l’avons rempli par le capitalisme. Nous remplissons notre temps par le temps. Nous craignons notre temps libre. Notre société est obsédée par l’ordre et la sécurité...

Nous serions donc arrivés à un point de bascule?

Oui, nous sommes à un moment charnière. L’industrialisme est arrivé à son point d’épuisement maximal. L’enjeu est d’en sortir pour entrer dans un système plus conforme à notre aspiration profonde de liberté.

Mais cette nouvelle ère du capitalisme est réservée aux pays riches, à l’Europe et aux Etats-Unis. Le reste de la planète doit encore grimper les premiers étages de la pyramide de Maslow...

(sourire) Oui, seul un nombre très restreint de pays sont en mesure de changer le système. Je pense que l’Europe peut jouer ce rôle-là. Aujourd’hui l’Europe devient identitariste et dépressive. Nous vivons dans une ambiance collapsologique. Cela dit, l’Europe est notre seule chance de changer le système. La Chine est trop fragile, peu unifiée et pas assez riche en termes de PIB par habitant. Les Etats-Unis ne sont pas dans cette voie. Ils sont dans l’ultra-capitalisme identitaire. Alors que l’Europe, si on prend l’ensemble de son espace géographique, pourrait faire basculer le reste du monde dans ce nouveau paradigme.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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