La mixité masculin/féminin avance à pas de sioux dans les entreprises suisses
L'inégalité entre les hommes et les femmes est profondément ancrée dans l'inconscient collectif. Stimuler la mixité dans les organisations passe notamment par la culture d'entreprise et des nouveaux modèles de gouvernance. Un travail de longue haleine qui profitera à l'ensemble de l'humanité.
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Inscrite dans la Constitution suisse depuis 1981, l’égalité des sexes progresse à pas comptés dans les organisations. La dernière enquête sur la structure des salaires suisses (OFS, 2020) établit l’écart salariale à 13,8%. En 2023, la part des femmes dans les comités de direction des 100 plus grandes entreprises de Suisse est de 20%. Et à la tête de ces 100 plus grandes sociétés, il n’y que 11 CEO (Chief Executive Officer) et 14 CFO (Chief Financial Officer) de sexe féminin. Le plafond de verre est encore solidement boulonné en Helvétie.
Valence différentielle des sexes
Cette domination masculine est encore plus nette si l’on observe la situation sous le prisme des métiers. Dès que les salaires augmentent (IT, ingénierie, hauts fonctionnaires, management), les hommes sont très nettement majoritaires. À l’inverse, les métiers peu rémunérés (soins, services de proximité, nettoyage) sont en grande majorité occupés par des femmes. L’anthropologue française Françoise Héritier a montré dans un livre célèbre (1) que cette valence différentielle des sexes se retrouve dans toutes les sociétés et à travers toute l’histoire de l’humanité. La différence biologique entre les hommes et les femmes existe bien, explique Françoise Héritier, mais c’est la manipulation symbolique, sociale et idéologique de cette différence qui explique cette soumission du féminin par le masculin depuis l’époque des chasseurs/cueilleurs. En clair, cette différence entre le masculin et le féminin est profondément ancrée dans notre inconscient et cela prendra du temps pour la faire évoluer.
Conseils d’administration
Des signaux positifs? La situation est en train de changer dans les conseils d’administration. Les derniers chiffres montrent que 52% des 100 plus grands employeurs du pays comptent au moins 3 femmes au conseil d’administration. Menée entre 2011 et 2015 auprès de 600 entreprises de 12 pays européens, l’enquête du réseau European Women on Boards montre que la part des femmes dans les conseils d’administrations européens a doublé, passant de 13,9% à 25% en moyenne. La tendance est positive, même s’il faut nuancer ce résultat puisque c’est beaucoup plus difficile pour une femme de grimper dans une hiérarchie que d’être cooptée dans un conseil.
Valeurs féminines/masculines
Dans un livre de 2007 (2), Mike Burke et Pierre Sarda estiment que «la mondialisation de notre économie, la croissance du secteur des services et l’arrivée des nouvelle technologies transforment la manière de conduire les entreprises». Ces transformations seraient favorables aux valeurs féminines (coopération, acceptation de l’ambiguïté et interdépendance), poursuivent les deux auteurs. À l’inverse, les valeurs masculines (agressivité, combativité, compétitivité) seraient moins utiles dans ce nouveau contexte économique. Mais cette lecture par les valeurs féminines et masculines est contestée. Selon Franciska Krings, professeur au Département de comportement organisationnel à l’Université de Lausanne, il est préférable de détacher les valeurs de la question du genre. «Nous mettons tous l’accent sur certaines valeurs, mais je ne pense pas qu’il y a de réels différences entre les femmes et les hommes», nuance-t-elle.
Construction sociale
Spécialiste du futur du travail et auteure d’un livre critique sur la productivité (3), Laetitia Vitaud abonde: «Le fait d’at- tribuer certaines qualités aux hommes ou aux femmes risque de renforcer la construction sociale sur les différences entre les genres». Elle poursuit: «Ces deux pôles sont présents en chacun de nous. Le problème est d’associer un genre à un métier. En Europe, le personnel infirmier est composé à 90% de femmes. Pareil avec les nounous, les auxi- liaires de vie (care) et tous les métiers domes- tiques.»
Pénurie, télétravail et automatisation
Laetitia Vitaud estime par contre que la transfor- mation de notre économie pourrait stimuler la mixité dans les organisations: «Les métiers typi- quement féminins (soins, petite enfance, net- toyage, enseignement) sont les plus impactés par la pénurie de main-d’œuvre en Europe. Et ces métiers relationnels ne peuvent pas être assumés par des robots. À l’inverse, avec l’arrivée des hié- rarchies plates et le télétravail, les postes de cadres (majoritairement masculins) vont dimi- nuer. Ce sont aussi les métiers masculins qui risquent le plus d’être automatisés: informatique, data science, rédaction de rapports, finance et comptabilité.
Culture d’entreprise
Au-delà de ces transformations structurelles de l’économie, stimuler la mixité homme/femme passe avant tout par une culture d’entreprise. Franciska Krings: «Les études soulignent l’impor- tance des cultures qui encouragent l’inclusion et qui valorisent les différences. Ces deux stratégies coexistent toujours. Il faut inclure les individus
tout en reconnaissant leur unicité.» La culture d’entreprise doit également être portée et incarnée par la direction générale et le management, d’où l’importance de briser le plafond de verre et de permettre aux femmes de grimper dans la hiérarchie et de tenir des postes dans le top management.
Agir au bon moment
D’un point de vue RH, nommer une personne en charge de l’égalité et de la diversité ne doit pas être un exercice alibi. «Ce qui prime c’est de rappeler ces lignes directives au bon moment, quand des décisions sont prises ou au moment d’un recrute- ment», souligne Franciska Krings. Sujet polémique, l’idée d’im- poser des quotas de femmes dans les comités de direction permettrait d’accélérer le processus.
Repenser la productivité
Un autre angle d’attaque est de questionner la manière de mesurer la productivité de l’organisation. Laetitia Vitaud en a fait le sujet de son dernier livre. Elle montre notamment comment la manière orthodoxe de mesurer le PIB d’un pays ne tient pas compte des externalités négatives de l’activité économique (impact sur l’environnement et le travail gratuit des femmes par exemple). Elle propose notamment de mesurer l’influence des services publics sur la productivité de l’économie privée: «La grève des éboueurs à Paris est un bon exemple. Dès qu’ils cessent de récolter les déchets, la valeur de leur travail devient évidente. Pareil avec les services médicaux ou scolaires. Dès qu’ils ne fonctionnent plus, la productivité diminue. Au final, nous sommes tous interdépendants.»
Modèle de société
Cette interdépendance des acteurs montre que l’enjeu de la mixité concerne tous les pans de la société. C’est à la fois une question politique, économique, législative et sociale. En introduisant plus de diversité dans la gouvernance des entreprises, c’est aussi un autre modèle économique qui va émerger, plus en phase avec les enjeux environnementaux et sociaux du XXIe siècle. Et autant les hommes que les femmes devraient bénéficier de ce nouveau modèle de société.
(1) Françoise Héritier, Masculin/Féminin I, éd. Odile Jacob, 1996, 332 pages
(2) Mike Burke et Pierre Sarda, Emergence des valeurs féminines dans l'entreprise, éd. de Boek, 2007, 170 pages
(3) Laetitia Vitaud, En finir avec la productivité, éd. Payot, 2022, 222 pages