Réseaux d'entreprises

La mutualisation des ressources ouvre des pistes séduisantes

De plus en plus d’entreprises collaborent sur des plateformes et au travers de communautés de pratique. Ce partage des savoir-faire impacte la culture d’entreprise et ouvre de nouveaux enjeux RH. Exemples et analyse.

Le phénomène n’est pas nouveau, mais il est en train de prendre un nouvel essor grâce aux réseaux sociaux et à la transformation de la manière de travailler. De plus en plus d’entreprises choisissent de collaborer en réseau pour faire face aux défis complexes de notre économie. On connaissait les alliances de raison entre l’aviation militaire et civile, où les passerelles sont courantes pour le recrutement des pilotes. Au moment de la crise de 2008/2009, plusieurs entreprises s’étaient partagé des collaborateurs pour éviter des licenciements. En Suisse romande, les associations faîtières comme le Centre patronal et la FER Genève jouent ce rôle depuis longtemps. Mais ces mises en réseau se multiplient depuis le tournant du millénaire et commencent à toucher des départements clés de l’entreprise, comme la R&D et le recrutement.

Cette évolution s’explique notamment par l’arrivée des réseaux sociaux publics (Facebook, Twitter, LinkedIn ou Youtube) qui facilitent le partage de connaissances. Ces plateformes augmentent aussi la visibilité des compétences présentes à l’intérieur d’une entreprise. Selon Patrick-Yves Badillo, professeur à l’Université de Genève, «les réseaux sociaux permettent aux entreprises de développer leurs produits en bénéficiant des informations et retours clients issus des vastes réseaux de l’Internet. Ainsi, ils ont accès à ce que James Surowiecki appelle «wisdom of the crowds», soit la connaissance/sagesse des foules. Les retours de clients ou d’autres acteurs de l’écosystème d’une entreprise peuvent être récoltés de n’importe quel coin du monde.» Et cette récolte d’informations n’est pas seulement l’apanage des multinationales, précise Patrick-Yves Badillo. Ses recherches ont montré que les réseaux sociaux nourrissent aussi les PME de précieuses informations sur leur marché et leurs produits.

Innovation interne et externe

Sur le plan de l’innovation, ce recours aux réseaux externes est un phénomène nouveau. L’idée a été développée en 2003 en Californie par le professeur Henry Chesbrough sous le nom d’innovation ouverte (Open innovation en anglais). Dans une économie de plus en plus interconnectée, il propose de tirer profit des idées et des suggestions de l’écosystème de l’entreprise (ses anciens collaborateurs, ses fournisseurs, ses clients). En intégrant ces acteurs dans la boucle d’innovation, l’entreprise peut ainsi tirer profit d’une source de connaissance beaucoup plus vaste. Comme l’explique le professeur Emmanuel Josserand (lire aussi son interview en page 20), les grandes entreprises ont constitué ces dernières années des réseaux parallèles, en ajoutant à leur réseau interne (R&D), un réseau externe, sans pour autant mélanger les deux. L’entreprise peut ainsi garder un œil sur les innovations du marché, tout en développant des innovations dans le secret de son laboratoire.

En termes de gestion RH, ces stratégies de réseau impliquent un changement de culture important. Dans les secteurs sensibles comme l’industrie pharmaceutique, les RH imposent des clauses de non-concurrence strictes à leurs anciens collaborateurs. Constituer un réseau d’alumni, avec qui vous allez garder le contact est un changement de posture majeur. Il s’agit aussi de passer de la culture du secret vers une culture de la transparence. Comme l’explique Emmanuel Josserand, ce n’est pas toute la chaîne de création de valeur qui est impactée. Très souvent, les réseaux de vente restent en concurrence frontale.

Partage des talents

Un autre sujet sensible est la guerre des talents, un domaine où les entreprises restent prudentes en termes de mutualisation des ressources. Là aussi, les mentalités sont en train de changer. A cause des difficultés que les entreprises rencontrent pour recruter (particulièrement dans le secteur IT), certaines sociétés imaginent désormais de se partager des collaborateurs. L’avènement de la gig economy, où – surtout chez les Millennials – la tendance est au zapping professionnel, explique aussi cette tendance.

En France, la plateforme Whoz répond en partie à ce besoin de partage des compétences. Créee en 2016 par un groupe d’investisseurs (dont l’entrepreneur Jean-Philippe Couturier), cette start-up propose aux entreprises clientes de dresser le profil de tous leurs collaborateurs, au travers de leurs expériences, compétences, localisation et disponibilité. L’entreprise peut ainsi cartographier l’ensemble des compétences dont elle dispose en interne et peut également les ouvrir aux collaborateurs de filiales d’un même groupe ou à son réseau d’externes: freelancers, entreprises partenaires, voire même aux candidats en cours de recrutement ou aux alumni (anciens collaborateurs).

Selon Emilie Gentric-Gerbault, associée chez Whoz: «Trop souvent, des projets sont abandonnés ou ralentis faute d’identifier le talent disponible. Le cœur de notre proposition est de faire matcher les besoins avec les compétences. La plateforme recourt à l’intelligence artificielle et à l’analyse sémantique pour identifier les profils.» Combien ça coûte? «Les tarifs sont calculés par utilisateur et selon la taille de l’entreprise», explique Emilie Gentric-Gerbault. A ce jour, une cinquantaine de sociétés sont clientes, de 50 à 150 000 employés. Whoz serait actuellement en discussion avec une grande entreprise de Suisse romande.

Working Out Loud

Une autre explication derrière cette tendance des réseaux d’entreprises est la transformation actuelle de la manière de travailler. Comme l’activité humaine devient complexe, le besoin de collabo- ration s’amplifie. On constate donc l’apparition de communautés de pratique, des groupes de personnes qui occupent des fonctions semblables dans des entreprises différentes. Ils se réunissent pour échanger sur leurs expériences et obtenir des feedbacks. La multiplication des hackathons en Suisse romande est emblématique de ce trend. Une méthode de plus en plus utilisée est le Working Out Loud. Développée en 2010 par les Américains John Stepper et Bryce Williams, cette méthode fixe une série de règles qui permettent à un groupe de personnes d’élaborer des solutions à haute voix. Willi Studer, fondateur du cabinet de conseil Proviatus, spécialisé dans l’accompagnement du changement, s’est formé au Working Out Loud. Il explique: «La méthode sert à connecter des personnes afin d’atteindre un but individuel. Elle est utilisée pour développer l’écosystème inter et extra-entreprise. Le Working Out Loud ressemble aux méthodes dites agiles, pour travailler de manière non-hiérarchique, autonome et responsable.» Dans la pratique, les personnes se réunissent une fois par semaine en personne ou à distance pour parler de l’avancement de leur projet, obtenir des pistes d’amélioration, ancrer une habitude et se projeter vers la solution finale. En termes RH, ces communautés de pratique vont redessiner les frontières de l’entreprise, avec une meilleure intégration des parties prenantes.

 

Former des apprentis en réseau

La formation des apprentis est un domaine qui se prête particulièrement bien aux réseaux d’entreprises. La fondation JobTrek à Yverdon-les-Bains (21 collaborateurs) propose depuis août 2018 un cursus d’apprentissage d’employé de commerce en réseau. Cette offre permet aux entreprises qui n’ont pas les ressources de former un jeune, d’accueillir des apprentis. Estelle Guex, coordinatrice du projet chez JobTrek, explique: «Les start-ups hésitent souvent à engager un apprenti par peur de perdre du temps tandis que les petites structures n’ont pas forcément assez de choses à transmettre. Avoir un apprenti implique aussi d’avoir des compétences de formateur en interne, ce qui n’est pas toujours le cas. Notre offre permet de lever ces obstacles. Le jeune signe son contrat chez nous. Nous nous occupons de son suivi administratif, de verser son salaire et de coordonner ses différentes missions. Nous mettons également à dis- position des coachs, des appuis scolaires et un formateur pour assurer le bon dé- roulement de l’apprentissage». A noter que la fondation JobTrek est subventionnée par l’Etat de Vaud.

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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