La prise de décision chez les Kogis de Colombie
Les indiens Kogis de Colombie sont les derniers héritiers des grandes sociétés précolombiennes. Le géographe et consultant Eric Julien, auteur de plusieurs livres sur les Kogis, explique ici le rôle du masculin et du féminin dans le processus de décision de ce peuple racine.
La prise de décision
«La prise de décision existe depuis que les humains sont sur cette terre. Dans les peuples racines, les premières décisions concernent le partage des Biens Communs: le territoire, le corps social ou les ressources alimentaires par exemple.»
Une question de représentations
«Pour comprendre le processus, je me réfère souvent à ce conte soufi du XVIème siècle de l’éléphant qui entre dans un village d’aveugles. Les premiers villageois viennent tâter la bête. Pour l’un c’est une oreille, pour l’autre une patte arrière, etc. Chacun revient avec une expérience partielle du réel. Prendre une bonne décision implique donc d’inclure la perception de toutes les parties concernées. Il s’agit de passer de votre point de vue à celui des autres.»
Évaluer l’enjeu
«La première étape consiste à évaluer l’enjeu. Les Kogis prennent souvent les décisions la nuit ou au début de la journée. Car ils estiment que l’énergie est meilleure lors de l’énergie montante. Ensuite, les modalités de prises de décision vont intégrer les rôles et les énergies de chaque rôle dans le corps social. Il y a des créatifs, des introvertis, des extravertis... Les Kogis utilisent les animaux pour décrire ces différentes énergies. Le sanglier est un fonceur. Le serpent, un analytique. Les abeilles sont plus collectifs. Cette première étape implique donc de faire dialoguer ces différentes énergies.»
Faire tourner la parole
«Pendant cette étape, un animateur va faire tourner la parole. Ce rôle est souvent tenu par le chamane. Il ou elle ne prend pas la décision, mais s’assure que les différentes pistes ont bien été explorées. Cette étape se fait parfois aussi dans le silence de la méditation et dans l’obscurité, qui désinhibe la parole. Il s’agit aussi de réfléchir à d’autres situations semblables qui ont été vécues. Quelles décisions furent prises dans des situations semblables? Les Kogis ont une grande capacité à tenir compte des leçons de l’histoire.»
Pas de décideur, mais un processus
«Ce n’est jamais une personne qui tranche. Le chamane vérifie simplement que le processus a bien été respecté. Il ou elle va faire une synthèse de ce qui a été dit. Une fois la synthèse faite, les membres de la communauté peuvent ajouter des commentaires ou rester en silence. S’il n’y a pas de commentaires, on considère que la décision est prise.»
Divination
«Une fois la décision prise, elle va partir en divination. La décision sera soumise à la nature pour voir si elle est juste ou s’ils se sont trompés. La nature a donc aussi voix au chapitre chez les Kogis.»
Hommes + femmes
«Dans leur culture, les hommes sont plutôt dans le contenu et la parole et les femmes plutôt dans le spirituel. Elles veillent à ce que la décision soit prise dans de bonnes conditions. Je me souviens d’une réunion en France en présence d’une douzaine d’hommes. Les Kogis se demandaient pourquoi ces hommes prenaient une décision sans leurs femmes. Cela ne viendrait pas à l’esprit d’un Kogi de réfléchir uniquement entre hommes. Pour eux, cela équivaudrait à penser avec une moitié de leur intelligence. Pour eux, se priver de la dimension spirituelle mène au désastre.»
Société matrilinéaire
«Les Kogis vivent dans une société matrilinéaire. La terre se transmet par les femmes. Dans cette société, la loi est donnée par la terre. Les femmes tiennent donc beaucoup de pouvoir. Les hommes sont plutôt dans l’action, ils construisent les maisons, les ponts et les chemins. Les femmes sont beaucoup plus sur une dimension spirituelle.»
Leçons à tirer
«Les Kogis nous enseignent comment créer un espace où la parole peut circuler. Mais ces espaces d’intelligence collective questionnent lourdement le pouvoir vertical qui régit nos sociétés occidentales. Cela explique aussi notre peur du féminin. Car dans le processus de décision des Kogis, les informations sont amenées par les hommes et ce sont les femmes qui leur donnent du sens. Ce sont elles qui les fécondent et qui les relient dans une démarche d’intégration, de dialogue, d’écoute et d’interpellation.»