La Suisse est un pays de travailleurs polyglottes
Le multilinguisme au travail est une réalité pour près de 50% des Suisses. Selon certains chercheurs, on parle même dans ce pays «une espèce de panroman», c’est-à-dire un idiome artificiel créé par des personnes de langues différentes. Enquête.
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Fidèle à sa réputation, la Suisse est, en matière de langues, à nulle autre pareille. Une analyse publiée au mois d’avril par l’Office fédéral de la statistique (OFS) l’a encore démontré. Réalisée sur la base d’une enquête nationale, elle révèle que le quart de la population active pratique quotidiennement plus d’une langue dans l’exercice de son métier. Pour 13% d’entre eux, le nombre de langues régulièrement utilisées est supérieur à trois. Si l’on inclut les travailleurs pour qui l’emploi d’une autre langue est une nécessité épisodique, le taux de polyglottisme grimpe à 49-50%. Mais difficile d’évaluer l’importance de ces chiffres en l’absence de comparaison internationale. «Il semble que la Suisse soit le seul pays à avoir fait une étude aussi précise sur l’utilisation des langues au travail. À notre connaissance, il n’y a pas d’équivalent étranger», déclare Maik Roth, chef de projet à l’OFS.
La question des langues au travail intéresse les linguistes, mais ce champ de recherche est encore en construction, selon le sociolinguiste Claude Truchot, professeur émérite à l’Université de Strasbourg et expert en politique linguistique auprès du Conseil de l’Europe. L’une des raisons à cette situation est que les entreprises ne communiquent pas volontiers sur les sujets potentiellement délicats. «Ce qu’elles laissent apparaître volontairement ou non au détour d’une conversation, d’une enquête ou d’un commentaire dans les médias, est à prendre avec un certain recul critique», affirme l’expert. Les enquêtes de terrain sont donc indispensables, mais il y en a peu, précisément parce que les entreprises font preuve d’une certaine frilosité. Le professeur François Grin, directeur de l’Observatoire Economie-Langues-Formation (ELF) de l’Université de Genève, précise toutefois que «de plus en plus de chercheurs s’intéressent au sujet».
L’universalité de l’anglais: un mythe
Les recherches actuelles se développent sur plusieurs axes, dont les principaux sont le polyglottisme en milieu professionnel, les besoins des entreprises en compétences linguistiques et les choix entrepreneuriaux en matière de langue(s) de travail. Sur ce dernier point, les études réalisées en Suisse montrent que même dans les entreprises qui ont généralisé l’usage de l’anglais, on parle encore et toujours les langues dont on a l’habitude: le suisse allemand, l’allemand, le français et, dans une moindre mesure, l’italien. Un exemple emblématique est le siège de Novartis à Bâle, où l’on utilise quotidiennement l’allemand et le dialecte alémanique, malgré la suprématie de l’anglais dans la communication extérieure. Parmi les idiomes les plus utilisés dans les entreprises suisses, l’anglais n’arrive qu’en quatrième position, après l’allemand, le suisse allemand et le français, mais juste avant l’italien. À l’oral, la domination du suisse allemand est carrément écrasante (60 à 97% des actifs). Or, paradoxalement, les 16% de travailleurs qui aimeraient se former ou parfaire leurs connaissances dans une langue autre que la leur choisiraient en premier lieu l’anglais. Autrement dit, on observe un décalage entre la popularité de cette langue et son importance véritable. Par exemple, lorsque la fusion des Bourses de Paris, Amsterdam et Bruxelles a donné naissance à Euronext, certaines des entreprises concernées ont continué à fonctionner à satisfaction en conservant l’usage du français et du néerlandais, en plus de l’anglais. Pour François Grin, l’universalité de l’anglais est un «mythe», voire un «fantasme». Facile en apparence, cet idiome met beaucoup de gens en difficulté. Ainsi, au Danemark, des chercheurs ont comparé la qualité des contributions d’étudiants bilingues sur une même question dans leur langue maternelle et en anglais: les résultats en anglais ont été «désastreux».
Risques d’incompréhension
Dans les entreprises internationales ayant adopté l’anglais comme langue de travail, il semble que la maîtrise de la langue augmente à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie. Un sondage effectué dans un grand établissement financier de Londres fait état d’un vocabulaire de 50 000 mots au niveau du comité exécutif, exclusivement anglophone, contre seulement 1500 mots à la base, où plus de 60 nationalités sont représentées. Le risque d’incompréhension et de malentendus qui en découle n’est pas à prendre à la légère. On se souviendra du scandale français des 23 patients victimes de surdosage à l’Hôpital d’Epinal (rebaptisé depuis Centre Hospitalier Emile Durkheim). Cet accident, le plus grave de l’Histoire française des thérapies par rayonnements ionisants, a été causé par des erreurs de paramétrage dues notamment à l’absence de notice en français. D’autres accidents du même genre se sont produits depuis ailleurs en Europe, rappelle Alain Supiot, professeur au Collège de France et juriste spécialisé dans le droit du travail, la sécurité sociale et la théorie du droit. Par exemple, en Allemagne, 47 malades opérés entre 2006 et 2007 ont été victimes d’une erreur d’implantation d’une prothèse du genou, les médecins s’étant trompés dans la traduction des instructions, données seulement en anglais. «Les opérateurs croyaient comprendre les instructions rédigées en anglais, et la réalité a cruellement démenti cette illusion de transparence linguistique.» Pour Claude Truchot, l’anglais serait trop souvent une «langue par défaut».
Par fax, c’est plus facile
Tsedal Neeley, professeur à l’Université de Harvard, a identifié plusieurs autres risques inhérents à l’instauration de l’anglais comme langue véhiculaire: diminution (au moins temporaire) de la productivité, sentiment de perte de statut, crainte de mal s’exprimer voire de commettre un impair. Il s’ensuit souvent des stratégies de contournement contre-productives (typiquement, la réplique stéréotypée «send me a fax» lorsqu’on ne comprend pas ce que l’autre tente d’expliquer par téléphone). De plus, la hiérarchie risque de soupçonner, derrière ces comportements évitants, des manœuvres dilatoires ou procédurières. D’après Tsedal Neeley, une solution serait d’accompagner les employés en finançant des cours pour faciliter leur apprentissage. Quant aux collaborateurs qui parlent déjà couramment la langue de travail, ils pourraient être formés à l’écoute bienveillante.
Reste la question de l’allemand, cruciale en Suisse. Certains chercheurs se sont demandé pourquoi tant de francophones le trouvent si rébarbatif. Le philosophe Heinz Wismann, auteur du livre Penser entre les langues (Albin Michel, 2012) estime que la place du verbe, en principe toujours tout au bout de la phrase, est une source potentielle de frustration pour celui qui écoute, car cela l’oblige à attendre que l’autre ait fini de parler pour pouvoir s’exprimer. Cet effet collatéral a été décrit par Madame de Staël dans son ouvrage De l’Allemagne, publié en 1813. En allemand, ce dont on parle est évoqué après ce qu’on en dit, explique le philosophe. En outre, la langue de Goethe est très précise et descriptive (exemple typique: le mot gant, qui se dit Handschuh, c’està-dire «soulier à main»). La langue française, par contre, est largement allusive, c’est-à-dire qu’elle comporte une impressionnante quantité de mots dotés de diverses acceptions. Cela permet de «dire les choses sans les dire», de sorte qu’il est plus facile de se dérober quand la conversation prend un mauvais tour. La personne qui écoute doit donc «être capable de saisir ce que l’autre veut dire derrière le paravent de nombreuses allusions qui se superposent, et qui font la finesse de la langue.»
Se débrouiller en panroman
Pour savoir comment les travailleurs suisses gèrent ces difficultés au quotidien, des chercheurs ont observé ce qui se passait aux guichets d’une entreprise de transports. Publié en 2009 dans la revue Sociolinguistica, leur article reproduit une conversation littéralement hallucinante entre un employé suisse allemand et un client brésilien. Aucun des deux ne comprend la langue de l’autre. Le guichetier propose tout d’abord de communiquer en italien ou en français, mais le client lui répond, en portugais, qu’il aimerait deux billets pour Freibourg en Allemagne. Le guichetier comprend parfaitement et entreprend de lui expliquer, dans un français approximatif suivi de quelques mots d’italien hésitant et d’une remarque en espagnol, le fonctionnement du lecteur de cartes bancaires. Le client capte très bien. À un moment donné, chacun s’adresse à l’autre dans sa propre langue, ce qui ne pose toujours aucun problème. Enfin, le guichetier se tourne vers le chercheur pour lui dire quelque chose que l’on pourrait traduire par: «Ce n’était pas gagné, mais je me suis débrouillé.» Selon les auteurs de l’article, l’employé a présupposé que les langues romanes étaient «intercompréhensibles», raison pour laquelle il a tenté de communiquer dans «une espèce de panroman», c’est-à-dire un idiome fabriqué de toutes pièces par des interlocuteurs de langues différentes.