Les défis du marché du travail suisse

La Suisse, ou l’art de négocier dans un trou de souris

Avec l’initiative «contre l’immigration de masse», la Suisse s’est engagée à négocier un nouvel arrangement européen avec une marge de manœuvre réduite à sa portion congrue. La «moins mauvaise solution» s’appelle clause de sauvegarde. Explications. 
S’il existait un championnat du monde de coupage de cheveux en quatre, la Suisse pourrait prétendre à un podium, à en juger par la situation dans laquelle elle se trouve suite à l’acceptation de l’initiative «contre l’immigration de masse». «Cette initiative ne résout aucun problème, en revanche elle en crée de nou­veaux», avait affirmé le Conseiller fédéral Didier Burkhalter après les résultats du scrutin, en fé­vrier 2014. 
 
Pour rappel, l’initiative de l’Union démocra­tique du centre (UDC) exige l’instauration de pla­fonds et de contingents annuels pour les étran­gers, requérants et frontaliers inclus. Les limites pour ceux qui exercent une activité lucrative doivent être fixées «en fonction des intérêts éco­nomiques globaux et dans le respect du principe de la préférence nationale». Or, ces dispositions contredisent l’accord sur la libre circulation des personnes (ALCP) négocié avec l’Union europé­enne. Le texte de l’initiative constituerait, en soi, une «violation de l’ALCP», selon Christine Kad­dous, professeur de droit à l’Université de Genève et directrice du Centre d’études juridiques euro­péennes (CEJE).
 

La Suisse en sursis 

Avec ces nouvelles dispositions constitu­tionnelles, la Suisse s’est engagée à «renégocier et adapter» les accords internationaux qui iraient en sens contraire. Ce qui pourrait l’obliger à dé­noncer sept accords bilatéraux (libre circulation, recherche, transports, agriculture, marchés pu­blics et obstacles techniques au commerce), es­time Brigitte Studer, professeur d’histoire con­temporaine à l’Université de Berne et membre du comité du dictionnaire historique de la Suisse. Il s’agit donc, pour le Conseil fédéral, de négocier un arrangement qui ménage la chèvre et le chou, à savoir Bruxelles et les auteurs de l’initiative. S’il ne trouve pas de solution d’ici 2017, il devra édicter, par voie d’ordonnance, des règles d’application provisoires. 
 
Pour l’instant, donc, la Suisse est en sursis. En effet, tant qu’elle n’aura pas imaginé un plan viable pour rendre les nouvelles dispositions constitutionnelles applicables, le droit en vigueur demeure, indique Jean­-Luc Schwaar, chef de du service juridique et législatif du département vaudois des institutions et de la sécurité. Interro­gées, plusieurs grandes entreprises – comme Mi­gros, Nestlé Suisse et les CFF – disent d’ailleurs qu’elles n’ont absolument rien changé à leur po­litique en matière de ressources humaines et de recrutement. Pour sa part, Swisscom affirme n’avoir «pas fondamentalement modifié» sa stra­tégie RH: l’entreprise s’engage depuis trois ans déjà à promouvoir le personnel en place et à nouer des contacts étroits avec des hautes écoles spécialisées et les universités pour attirer les ta­lents du cru. Coop, en revanche, a pris un parti très proactif: «Nous avons créé un groupe de tra­vail pour réfléchir aux éventuelles conséquences du scrutin. Nous avons identifié un risque dans les secteurs de la boucherie et de la poissonnerie, où nous dépendons beaucoup d’une main­ d’œuvre étrangère. Nous avons donc mis sur pied des formations internes pour favoriser la relève», déclare Jean-­Claude Chapuisat, responsable RH. Guillaume Barazzone, conseiller national et membre du comité de direction de l’Union patro­nale suisse (UPS), s’est régalement penché sur les incidences de la votation: des millions, voire des milliards de francs de frais administratifs sup­plémentaires pour les entreprises. Dans un rap­port daté de février 2015, le Conseil fédéral éva­lue ces coûts entre 20 et 100 millions de francs. Mais cette fourchette, estime Guillaume Barazzone, est «est loin de refléter la réalité». Elle ne tient pas compte, par exemple, des éventuels mandats perdus en raison de l’allongement de la procédure d’admission des travailleurs étran­gers. S’il était appliqué à la lettre, le contenu de l’initiative pourrait se transformer «en un véritable monstre bureaucratique», redoute­-t-­il. 
 
«La situation dans laquelle la Suisse s’est mise est véritablement épineuse», ajoute Guillaume Ba­razzone. La Communauté européenne a toujours dit que la libre circulation ne pouvait pas être remise en question. La solution pourrait se trou­ver dans une clause de sauvegarde. Devenu à la mode depuis février 2013, ce terme désigne une mesure contractuelle prévue pour le cas où des événements imprévus bouleverseraient fonda­mentalement l’équilibre d’un contrat du fait d’une charge excessive pour l’une ou l’autre par­tie, cette clause permettant alors d’exiger une nouvelle négociation. Le Conseil fédéral a com­mencé à en parler fin 2015 et a confirmé cette stratégie lors d’une conférence de presse à Berne au début du mois de mars 2016. 
 

Au risque de crisper Bruxelles... 

L’Union patronale suisse, le parti démocrate­ chrétien et les libéraux-­radicaux préconisent de­puis longtemps la clause de sauvegarde. Cette idée s’appuie sur l’article 14.2 de l’ALCP, qui pré­voit qu’il est possible d’examiner des mesures en cas «de difficultés sérieuses d’ordre économique ou social». Cependant, il y a deux «mais». Tout d’abord, la Suisse ne se trouve pas indiscutable­ment dans des «difficultés sérieuses» en matière d’immigration étrangère. L’article parle d’une situation d’urgence; il ne vise pas à instaurer un instrument de régulation de l’immigration à long terme. D’autre part, il prévoit un simple examen et non pas une mise en place effective de la clause de sauvegarde – surtout pas sans l’aval de l’Union européenne. En réponse à cela, le Conseil fédéral a déclaré – et répété encore au début du mois de mars – qu’il se réservait le droit d’activer unilaté­ralement une clause de sauvegarde. Au risque de crisper encore les relations avec Bruxelles... 
 
Admettons maintenant que la Suisse trouve un accord avec l’Union européenne. L’UDC pour­rait ne pas s’en satisfaire et réclamer des mesures plus drastiques. Car, pour l’UDC, l’arrivée de près de 80'000 nouveaux étrangers chaque année en Suisse «est insupportable et menace à long terme le pays». La limite admissible serait comprise entre 30' 000 et 40'000, selon le président du parti, Toni Brunner. L’UDC se ménage la possibilité de lancer une nouvelle initiative pour une applica­tion effective des résultats de la votation de février 2014, si la solution négociée par le Conseil fédé­ral avec Bruxelles ne lui convient pas. D’un autre côté, les organisations patronales répètent que le quart, voire le tiers, du travail effectué en Suisse est dû aux étrangers. La demande de personnel ne peut tout simplement pas être couverte en totalité grâce à l’offre indigène, soulignait début janvier le Secrétariat d’Etat aux migrations. 
 
Pour dire les choses simplement, le Conseil fédéral souhaiterait pouvoir invoquer, grâce à la clause de sauvegarde, une exception qui ne re­mettrait pas en cause l’ordre établi. En temps nor­mal, la libre­-circulation des personnes pré­vaudrait en Suisse pour les ressortissants europé­ens, conformément aux accords internationaux; cependant, des seuils ­limites seraient appliqués dès qu’un certain seuil d’immigration serait dé­passé. À noter que ce mécanisme concernerait uniquement les ressortissants de l’AELE, les étrangers provenant du reste du monde étant soumis dans tous les cas à des contingents. Au­trement dit, la piste actuellement privilégiée viserait à instaurer des limites au­-delà de laquelle autoriser une exception deviendrait une règle. Subtil, n’est­-ce pas? 
 

«Un véritable compromis politique» 

Christine Kaddous, professeur de droit à l’Université de Genève et directrice du Centre d’études juridiques européennes (CEJE), pense que la réintroduction de dérogations est une is­sue de secours intéressante. La Suisse pourrait fixer ainsi des contingents de manière transitoire, d’entente avec l’UE. Même si cette idée n’est pas très au goût de la Commission européenne, la Suisse pourrait peut­-être trouver des appuis au­ près de certains Etats membres. En tous les cas, cela représenterait «un véritable compromis po­litique» qui permettrait à la Suisse de respecter le principe de la libre circulation tout en prévoyant des mesures restrictives pour préserver ses inté­rêts. Christine Kaddous estime que cette solution n’est pas dénuée de chances de succès. «À condi­tion, précise­-t-­elle aussitôt, de trouver dans un premier temps l’accord de principe des auteurs de l’initiative...» 
 

Les effets du «non» à l’initiative de mise en œuvre

A l’heure où nous mettions sous presse, on attendait toujours de la part du Département fédéral de justice et police (DFJP) un rapport sur la clause de sauvegarde promis depuis la fin de l’année passée. En revanche, le résultat de la votation sur le renvoi des criminels étrangers est tombé: c’est non. Ce rejet donne de l’espoir à tous ceux qui doutent des chances d’aboutir de la clause de sauvegarde. Il encourage également les partisans de l’initiative RASA qui vise la suppression des articles constitutionnels introduits avec l’initiative sur l’immigration de masse, avec pour objectif le maintien des accords bilatéraux. «À présent, la voie est libre pour chercher des solutions concernant la mise en œuvre de l’initiative sur l’immigration de masse», affirment ses auteurs. Déposée en octobre 2015 et intitulée «Sortons de l’impasse! Renonçons à rétablir des contingents d’immigration», cette initiative d’abord présentée comme un plan B pourrait bien devenir l’issue de secours la plus sûre. 

 

commenter 0 commentaires HR Cosmos

Typographe de premier métier, Francesca Sacco a publié son premier article à l’âge de 16 ans pour consacrer toute sa vie au journalisme. Elle obtient son titre professionnel en 1992, après une formation à l’Agence télégraphique suisse, à Berne. Depuis, elle travaille en indépendante pour une dizaine de journaux en Suisse, en France et en Belgique, avec une prédilection pour l’enquête.

Plus d'articles de Francesca Sacco