Cet été, une vingtaine de cadres d’une entreprise semi-publique genevoise ont reçu un drôle de mail. Venant de la direction RH, il les informe d’une nouvelle règle: dans un même service, «il n’est pas possible d’avoir des collaborateurs ayant un lien de parenté du premier degré». En conséquence, les couples sont menacés d’être séparés par la mutation de l’un des deux partenaires.
Certains destinataires sont surpris. Ils se demandent si c’est légal. Eh bien oui: «Il y a des entreprises qui ont introduit ce genre de consigne et, à ma connaissance, cela n’a jamais été jugé excessif par le Tribunal fédéral», explique Maître Robert Fox, avocat à Lausanne. Par exemple, l’administration fédérale exige des employés qui ont «un lien de proximité particulière» de prévenir leur hiérarchie et de se récuser. Cependant, d’une manière générale, les entreprises suisses sont plutôt tolérantes en la matière, d’après Mathias Steger, Content Manager chez JobCloud. Elles partent du principe que les employés qui entretiennent des relations intimes avec un ou une collègue sont capables de rester professionnels, et ne prévoient rien de particulier en la matière dans leur règlement interne.
«Nous n’appliquons aucune règle»
Interrogées par HR Today, plusieurs grandes entreprises confirment. «En son temps, le département des Ressources humaines avait rédigé une directive à ce sujet, mais elle n’a plus cours. Nous n’appliquons donc plus aucune réglementation et n’avons pas de politique officielle car c’est le bon sens qui prévaut dans ce genre de situation», déclare ainsi Christian Neuhaus, porte-parole chez Swisscom. Pas de consigne non plus à la Suva, chez Alpiq et au sein de La Poste Suisse. En revanche, Coop et les CFF acceptent la présence d’un couple dans un même service seulement s’il n’existe pas de lien de subordination hiérarchique entre les deux partenaires. Cette situation est hautement délicate, relève Mathias Steger: «Emporté par les sentiments, on peut facilement accorder des préférences à son partenaire». Les deux entreprises recherchent alors une solution en interne, laquelle prend le plus souvent la forme d’une mutation.
Attention aux mauvaises langues
Est-ce une bonne idée de séparer les couples à titre préventif? Rédacteur en chef adjoint de la revue Gestion et chargé de cours à la HEC Montréal, François Normandin pense que non: «Cela revient à présumer de situations problématiques qui ne sont pas encore survenues». Les RH craignent évidemment les complications: favoritisme, non-respect de la confidentialité, perturbation de la communication... «Avant de vous lancer dans cette aventure risquée, vous devriez bien peser le pour et le contre», lit-on par exemple sur le site des CFF. «Il risque de devenir difficile de maintenir une relation neutre et professionnelle», renchérit le magazine français Capital. Il faut également «s’attendre à ce que les collègues ne vous parlent plus aussi ouvertement». «Que vous sortiez avec un collègue ou avec un manager, une aventure au bureau est toujours difficile à gérer», clame Rosemary Haefner, responsable des Ressources Humaines chez CareerBuilder.
D’ailleurs, les CFF donnent des conseils sur leur site internet pour «connaître les règles à suivre et les faux-pas à éviter en cas de romance au travail». Tout d’abord, il s’agit de ne pas faire bande à part mais de continuer à prendre la pause de midi avec le reste de l’équipe, pour éviter de se mettre les collègues à dos. «Racontez-leur le strict nécessaire, ni plus, ni moins. Si votre lieu de travail est un endroit propice aux rencontres amoureuses, c’est également un haut lieu de commérages. Les romances sont une aubaine pour les mauvaises langues.» Et aussi: «Evitez les rendez-vous secrets à la photocopieuse. Les mots doux envoyés via les ordinateurs de l’entreprise sont tout sauf une bonne idée, car les informaticiens ont accès à davantage d’informations qu’on ne le pense et la protection de la sphère privée n’est aucunement garantie.»
L’entreprise, un lieu où il fait bon vivre
Malgré cela, le lieu de travail n’a jamais été aussi propice aux amours. Contacté par mail, le consultant Alain Samson, auteur du livre Sexe et flirts au boulot (Editions Béliveau, 2017) identifie trois facteurs qui expliquent pourquoi le lieu de travail est aujourd’hui l’un des meilleurs endroits pour draguer: tout d’abord, le marché de l’emploi s’est féminisé, ce qui augmente les occasions de tentation; ensuite, la frontière entre vie privée et vie professionnelle s’est beaucoup estompée; enfin, les nouvelles pratiques RH se font un devoir de transformer l’entreprise en un lieu où il fait bon vivre. «Certaines entreprises encouragent involontairement les relations extraprofessionnelles en organisant des pots, des soirées ou des séminaires», estime-t-il.
«Le lieu de travail est un marché matrimonial qui peut fort bien rivaliser avec les sites de rencontres, confirme Mathias Steger. Les employés à temps plein passent généralement plus de huit heures par jour au travail. Il n’est donc pas surprenant que des sentiments voient le jour ou que des regards enjôleurs soient échangés dans les couloirs.» En outre, les entreprises ont tendance à recruter des personnes qui partagent les mêmes valeurs. «Vos chances de trouver le partenaire idéal au travail sont donc extrêmement élevées», précise Martina Messerli, Digital content editor pour la régie fédérale. «Au travail, nous pouvons découvrir et regarder de près nos soupirants potentiels dans diverses situations et ce, en toute quiétude. Ainsi, nous avons déjà une idée assez précise de la personne convoitée avant même de l’inviter à boire un verre de vin.»
Le phénomène est également constaté par le docteur en psychologie et en philosophie Loick Roche, vice-président de la Conférence des grandes écoles (CGE) en France, et auteur du livre Cupidon au travail (Editions d’Organisations, 2006). «Le pyjama et les cheveux sales sont réservés à la maison. On s’oblige à faire attention, à s’habiller correctement. Dès l’entretien d’embauche, on est dans un rapport de séduction», affirme-t-il.
Les amours du bureau tiennent longtemps
Les sondages parlent d’eux-mêmes: en Europe, entre 10 et 50 % des travailleurs auraient déjà entretenu des relations intimes avec un ou une collègue. Au niveau mondial, le Workmonitor Randstad donne un taux de 57%. Les entreprises les plus innovantes sont particulièrement concernées: «La pulsion de créativité n’est jamais loin de la pulsion sexuelle», analyse Loïck Roche. La taille de l’entreprise joue un rôle: plus elle est grande, plus les idylles sont monnaie courante. Un sondage réalisé par le moteur de recherche de jobs Stepstone indique que 25 % des intéressés ont déjà fait l’amour sur leur lieu de travail. Si une bonne partie de ces couples finissent devant le maire, certains préfèrent garder leur relation secrète... pour éviter d’avoir des ennuis avec leur hiérarchie qui, justement, craint les ennuis!
Un paradoxe, puisque selon Stepstone, 73% des couples concernés n’éprouvent pas de difficulté à faire la part des choses. Dans le Workmonitor Randstad, sept salariés sur dix pensent que ce genre de situation n’a pas d’incidence sur l’assiduité professionnelle. «En dépit de tous les obstacles, les histoires d’amour nées au travail ont de très bonnes chances de durer. Selon des statistiques allemandes, ces couples tiennent plus longtemps que les autres», observe Martina Messerli. Plus de la moitié des sondés estiment que le fait d’être amoureux améliore le rendement. «On est plus productif quand on est transcendé par l’amour», lit-on sur le site du cabinet de recrutement français Emeraude RH. «Au travail, les couples amoureux sont souvent pleins d’énergie, engagés et très motivés», ajoute Mathias Steger. En fait, ce dont les employés se plaignent le plus souvent, c’est que leur travail empiète sur leur vie amoureuse, et non l’inverse!