Le «big HR data»: un dilemme juridico-pratique loin d’être résolu
Les données RH sont encore bien trop sensibles pour être exploitables de manière convaincante par l’intelligence artificielle. Sans parler des réserves juridiques qu’il faudra encore lever. Analyse.
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En l’espace de quelques années, le big data appliqué aux Ressources Humaines aura acquis le statut de «réalité annoncée»: j’entends par là à mi-chemin entre expérience vécue et intention auto-incantatoire. Si effectivement quelques solutions émergent, notamment dans le domaine de la sélection de candidats, ce sont avant tout des effets d’annonce qui rythment aujourd’hui la réflexion: inéluctablement, les RH devront y venir! Les bons arguments colportés d’articles en articles semblent indiquer un gain notoire pour la profession. Forçant les praticiens à s’extraire de leur relativisme, à dépasser leurs seules intuitions, le big data permettra d’objectiver des réalités complexes, de passer du qualitatif au quantitatif, de réaliser des économies d’échelle... Bref, d’arrêter de penser la chose RH comme des RH, mais de l’équiper avec des dispositifs «intelligents» et plus performants.
Le processus fréquemment cité pour illustrer ces vertus à venir est le recrutement: débusqueuse hors pair de potentiels, l’analyse prédictive, nous clame-t-on, sera la sourceuse de demain, permettant de traiter des milliers de CVs en un clin d’œil dans un bassin de talents dynamique et actualisé, d’assurer l’adéquation d’un individu à un poste là où l’humain trop souvent se trompe, ratant l’opportunité d’un bon candidat... ou misant sur le mauvais cheval. Ses applications RH potentielles seront plus larges encore: gestion des risques, rétention ou performance... La révolution du deep learning, donc, traversera les RH comme tous les pans de la société. Punkt Schluss.
Tel l’exemple d’Amazone relaté par Philippe Cudré-Mauroux, les tentatives menées à ce jour sont loin d’être pleinement convaincantes cependant. Il y a que l’extension des pratiques du big data au matériau RH n’est pas aussi intuitive et aisée que cela. Face aux incertitudes qui pèsent sur ces outillages nés du numérique, l’émergence de législations internationales plus restrictives quant à l’utilisation des données personnelles se pose aujourd’hui en garde-fou. Entre la tentation technologique, un contexte de régulation croissante et la difficulté du métier au quotidien, la profession RH s’oriente inévitablement vers un dilemme juridico-pratique grandissant.
Les données RH sont plus «sensibles» que «big»
Peut-être est-il utile de rappeler que les données RH sont rarement big au sens où on l’entend au sujet de l’intelligence artificielle. S’il faut des quantités immenses de données pour mettre sur un pied un modèle prédictif, peu de groupes internationaux ont aujourd’hui la taille critique requise pour envisager de tels dispositifs à l’interne. Et quand bien même cette taille est atteinte, c’est souvent à l’échelle d’un groupe réparti sur de nombreux pays à l’international, au travers de filiales dans un écosystème juridique complexe où la centralisation des données personnelles des collaborateurs n’est pas forcément possible techniquement, ni légalement. Il y a un autre écueil que les professionnels RH – et plus particulièrement ceux en charge des SIRH – connaissent bien: celui de la fiabilité des données. En matière d’absentéisme (absences effectives mais non saisies dans le système) comme d’état civil (statut marital ou familial non à jour) – pour ne citer que ces deux champs RH, il n’est pas rare de retrouver des données non «propres» et donc non exploitables. Imaginons une intelligence artificielle qui s’essayerait à établir un modèle de prédictibilité en matière d’absentéisme, celle-ci se heurterait très probablement à cet écueil et pourrait aboutir à des conclusions très biaisées. Les données RH sont des données éminemment sensibles: sensibles en elles-mêmes car touchant à des éléments de la sphère privée des individus; sensibles à la qualité de leur dispositif de recueil, mais aussi «sensibles» au regard du droit.
Une régulation croissante qui ne cesse de contraindre la pratique
L’entrée en vigueur tonitruante du Règlement Général sur la Protection des Données (RGDP) le 28 mai dernier aura en effet renforcé la qualification de la sensibilité des données quant à leur traitement. Plus que jamais, la protection des données personnelles se posera comme un droit fondamental des personnes que les organisations se devront de respecter scrupuleusement sous peine de sanctions financières lourdes. A l’échelle des RH, l’émergence d’une régulation en la matière vient complexifier des pratiques déjà légalement sur le fil du rasoir. Ainsi en va-t-il par exemple de la prise de références externes: au regard du droit suisse et international, peut-on répondre à une demande d’appréciation d’une entreprise quant à un ex-collaborateur? Une simple conversation informelle s’apparente-t-elle à une opération de «traitement»? Ai-je le droit de répondre s’il s’agit d’un résident suisse, et quid lorsque la personne concernée est résidente sur le territoire de l’Union européenne? La jurisprudence qui accompagne l’essor du big data ne fait pas que duplifier la complexité des pratiques RH au quotidien: elle les dessert également. En renforçant la nécessité de contrôle, ces dispositifs de loi réduisent la capacité des professionnels «à sortir du cadre» pour apporter leur expertise qualitative. A l’occasion d’une rencontre-débat que j’ai eu la chance d’animer récemment, Stéphane Haefliger – qui donnait la réplique à Maxime Morand – expliquait que la substance même de la fonction RH, et celle du DRH en tête, consistait précisément à pouvoir regarder «d’un côté ou l’autre de la barrière»: apprécier finement une situation de collaboration à la double lumière et à l’entrecroisement de la vie professionnelle ET personnelle d’un individu. En sera-t-on capable dans un futur hyper-normatif et dominé par les machines pensantes?
Le «big HR data»: musique d’avenir ou marche funèbre?
Mais, qui sait, aura-t-on encore besoin de professionnels des RH dans cet avenir big-dataisé? Si des algorithmes se substituent progressivement à toutes les opérations à valeur ajoutée qui occupent aujourd’hui les praticiens, de la constitution d’un plan individuel de formation à la vérification et correction d’un bulletin de salaire, la fonction RH devra impérativement opérer une transition vers de nouveaux territoires. Celui des risques notamment: comme garant de l’intégrité des données collectées et traitées; comme arbitre des pré-décisions de la machine; comme veilleur des systèmes informatiques... Nous n’en sommes pas là et ne perdons pas de vue que l’idée du big data à l’échelle des RH se dessine encore dans un horizon très lointain pour de nombreuses organisations. Le véritable défi aujourd’hui n’est-il pas, déjà, de réussir le virage numérique? Et pour les départements RH digitalisés, de parvenir à exploiter de façon satisfaisante statistiquement les données collectées?
Ce qui semble néanmoins assuré, c’est le creusement du fossé entre les entreprises qui auront les moyens – financiers, légaux – d’investir dans ces technologies et les autres. Si l’Europe veut rattraper son retard vis-à-vis des géants de l’ouest et de l’est, une adaptation réglementaire est impérative: la concurrence se jouera en grande partie sur le terrain du droit!