Le déficit de coordination des acteurs de la santé au travail coûte cher
Plus les problèmes de santé sont identifiés en amont, mieux c'est pour tout le monde: travailleurs, employeurs, assureurs et caisses de pension. Mais ces acteurs sont mal coordonnés. Pour les absences de longue durée, ce sont surtout les employeurs et les caisses de pension qui paient le prix de cette désorganisation du système.
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L’écosystème de la santé au travail suisse est un dispositif complexe et coûteux. Les responsables RH sont aux premières loges de ce mille-feuille institutionnel. Ils avancent en équilibristes dans ce champ de tensions aux attentes contradictoires. La tête dans le guidon, ils arrivent souvent trop tard et doivent se resigner à un rôle de pompier pour maîtriser les sinistres. Pour l’employeur, les coûts directs (poursuivre l’activité coûte que coûte) et indirects (primes d’assurance) sont énormes. Plus l’arrêt maladie se prolonge, plus les coûts augmentent. Sur le long terme, ce sont les assureurs perte de gains et les caisses de pension qui paient le plus. Tour d’horizon de ce champ de mines et quelques pistes pour aller de l’avant.
Protection
En Suisse, l’écosystème de la santé au travail est construit sur deux piliers. Il faut distinguer la protection de la promotion. La protection est l’affaire des spécialistes de la sécurité au travail (SSST), des hygiénistes du travail (SSHT) et des médecins du travail (SSMT), tous regroupés sous l’appellation MSST (Médecins et autres spécialistes de la sécurité au travail). Ces spécialistes MSST accompagnent les employeurs dans leur obligation de «prendre toutes les mesures nécessaires afin d’assurer et d’améliorer la protection de la santé et de garantir la santé physique et psychique des travailleurs», qui est le fameux article 2 de l’ordonnance 3 relative à la loi sur le travail.
Maladies professionnelles
Les maladies professionnelles sont régies par la Loi sur le travail (Ordonnance sur la prévention des accidents, OPA) et la Loi fédérale sur l’assurance-accident (Ordonnance sur l’assurance accident, OLAA). Le système suisse est libéral, la liste des maladies professionnelles avec toutes les substances nocives et les «affections dues à certains travaux» figure dans l’annexe 1 de l’OLAA. Ces maladies professionnelles sont assurées par la SUVA et les assurances perte de gains, dont les primes ont baissé ces dernières années.
Promotion
Tout ce qui n’est pas considéré comme maladie professionnelle est couvert par l’assurance maladie. En Suisse, les risques psychosociaux et le burnout ne sont pas considérés comme des maladies professionnelles par la loi. C’est là qu’on entre dans la promotion de la santé. Ce terrain est occupé par Promotion Santé Suisse (subventionné par la Confédération et les assurances maladies). C’est du «nice to have» plutôt qu’une obligation légale. Selon Eric Druliolle, conseiller GSE (gestion de la santé en entreprise) de Promotion Santé Suisse et cofondateur de Umanize en partenariat avec Loyco, «les employeurs attendent trop souvent que les problèmes se déclarent pour les traiter. Nous manquons encore d’une culture de la prévention en Suisse. Toutes les enquêtes indiquent qu’il faut commencer par là. Les managers voient bien qu’il y a des problèmes, mais ils sont démunis, ne savent pas comment intervenir. Il y a un vrai déficit de compétences sur ce sujet.»
Prise de conscience depuis le COVID
Les mentalités sont en train de changer depuis le COVID. Les problèmes de santé mentale ont augmenté et dirigeants et managers ont pris la mesure du problème. En 2021, un tiers des travailleurs sondés dans le Job Stress Index de Promotion Santé Suisse se situait en zone critique (où le gap entre les ressources à disposition et les tâches à réaliser s’est élargi). Autre chiffre révélateur: 53% des cas annoncés à l’AI dans le cadre de la réadaptation concernent des atteintes psychiques.
Monitoring et indicateurs
La clé est de repérer les problèmes avant que les arrêts maladie se déclarent. «Avec un bon système de gestion des absences, vous pouvez traiter les problèmes à l’avance, souligne Stéphane Bise, conseiller en prévoyance professionnelle et fondateur de Trianon (spécialiste de la prévoyance racheté en 2016 par La Mobilière). «Une bonne analyse des absences permet d’identifier des problèmes qui sont potentiellement existants». Selon Eric Druliolle, ce monitoring des absences est encore peu pratiqué par les entreprises.
Identifier les risques sur le terrain
Les outils existent pourtant. Promotion Santé Suisse propose une auto-évaluation gratuite du stress au travail. Ce Job-Stress-Analysis est anonyme et permet à chaque collaborateur de vérifier son état de santé psychique. Le monitoring des absences est proposé par tous les SIRH (système d’informations RH) du marché. «Chez Loyco, nous avons un outil de business intelligence avec des indicateurs de suivis en temps réel», relève Eric Druliolle. «Cela permet d’avoir un suivi global au niveau de l’entreprise, mais aussi des équipes. Une analyse fine et proche du terrain de votre absentéisme donne plusieurs indicateurs sur la qualité du management, le stress induit par l’activité, des conflits en gestation ou des problèmes d’organisation du travail. L’autre avantage est d’avoir un benchmark fiable par rapport à notre base de données.» L’enjeu est de repérer rapidement une situation qui risque de dégénérer. Eric Druliolle: «Un taux d’absence qui augmente peut atteindre un seuil qui risque de générer un retour de charges sur les personnes présentes, cela va dérégler l’organisation, générer de la tension et provoquer des absences en cascade.»
Coordination des acteurs
Une fois que l’arrêt maladie est déclaré, il s’agit d’agir au plus vite. Selon une étude de WorkMed, le taux de reprise d’un collaborateur chute drastiquement après trois semaines d’absence. Eric Druliolle: «Aujourd’hui, la santé au travail est devenue un enjeu de santé publique. Le problème dépasse les murs de l’entreprise. Une fois que les gens sont sur le carreau, c’est la société qui passe à la caisse.» Et c’est là que les choses se compliquent. La santé au travail est un enjeu complexe et multifactoriel qui nécessite la collaboration de plusieurs acteurs: managers RH, médecins traitants, médecins du travail, médecins conseils (assureurs perte de gain), assurance invalidité, syndicats et caisses de pension.
Enjeux financiers
Il y a aussi un énorme enjeu financier. La mécanique est grosso modo la suivante: après un délai d’attente de 1 à 3 mois, c’est l’assureur perte de gains maladie qui finance généralement la plus grande partie du salaire, jusqu’à 720 jours d’arrêt maladie. Après 3 mois de maladie, la caisse de pension entre en jeu avec le financement (à la place de l’employeur et de l’employé) des cotisations de prévoyance (libération des cotisations jusqu’à la fin de l’arrêt maladie ou jusqu’à la retraite). L’assurance invalidité prend le relais de l’assureur perte de gains maladie (après au maximum 720 jours d’arrêt maladie) avec une rente limitée aux prestations du 1er pilier. Cette rente est complétée par la rente invalidité du 2ème pilier versée par la caisse de pension. Stéphane Bise: «Pour les absences de longue durée, les caisses de pension, respectivement leur réassureur, supportent donc la plus grande charge. Cela peut représenter parfois plus d’un million de francs pour 20 ans de prestations.»
Champ de tensions
Les attentes des différents acteurs sont contradictoires. Le rôle du médecin traitant est de protéger la santé de son patient. Pour l’assureur perte de gains (qui est représenté par un médecin-conseil), plus vite le collaborateur pourra reprendre une activité professionnelle, mieux ce sera. Idem pour l’assurance invalidité et la caisse de pension. Le sujet est délicat, car c’est aussi dans l’intérêt du travailleur de retrouver un emploi rapidement. Il faut encore inclure dans cette équation les médecins du travail, qui sont encore peu nombreux en Suisse. Le médecin du travail connaît l’activité professionnelle et peut évaluer les tâches qu’un collaborateur peut ou ne peut pas réaliser.
Rythmes et objectifs différents
C’est dans l’opérationnel que cette collaboration devient compliquée. Les rythmes et la vitesse de réaction de chacun ne sont pas les mêmes. L’assurance invalidité et les caisses de pension sont souvent beaucoup plus lentes à réagir. «Il manque une bonne coordination entre tous ces acteurs, poursuit Stéphane Bise. Les caisses pension discutent rarement avec les assureurs perte de gains ou l’assurance invalidité.» En principe, ce serait le rôle des médecins du travail de faire le lien. Mais cette culture de la médecine du travail est peu répandue en Suisse. «Il faudrait former plus de médecins du travail et pousser ces filières. Le marché du travail suisse est très libéral et cela se paie un peu en termes de santé au travail», analyse Eric Druliolle.
Case manager et table ronde
En Suisse, ce rôle de coordinateur est souvent joué par le «case manager». «Trop peu d’entreprises recourent à ces «case managers», regrette Eric Druliolle. Ils peuvent jouer l’intermédiaire, mettre de l’huile dans les rouages et chercher une solution gagnant-gagnant. Le retour au travail doit être bien fait et de manière progressive». Un autre dispositif efficace est la table ronde. La communication orale permet de trouver des solutions et d’éviter de mettre par écrit certaines informations sensibles. «Le but est de faire revenir la personne au travail dans de bonnes conditions», insiste Stéphane Bise. «Inutile de précipiter les choses. La personne doit être prête, tout comme son environnement de travail», abonde Eric Druliolle: «Il faut considérer le retour au travail comme un élément du plan de rétablissement de la personne. Donc oui c’est bon pour elle, mais pas dans n’importes quelles conditions.»