Portrait

Le funambule

Patron de la société informatique UDITIS à Peseux (canton de Neuchâtel), Michel Perrin est une figure des entreprises libérées de Suisse romande. En déséquilibre permanent, il détaille ici son approche non-dogmatique.

Ses collègues de la Chambre neuchâteloise du commerce et de l’industrie se moquaient gentiment de lui quand il a annoncé vouloir «libérer» son entreprise en 2015. Aujourd’hui, ces mêmes patrons viennent lui demander conseil.

Michel Perrin est entré dans le petit cercle des dirigeants suisses romands qui ont osé franchir le pas de l’entreprise libérée. Sa société de services informatiques, UDITIS, est d’ailleurs autant connue pour son modèle organisationnel que pour son activité. Michel Perrin a le charme neuchâtelois: sourire éclatant et verbe bien portant. Il nous accueille fin juin dans les locaux vides de sa société à Peseux.

«Depuis le confinement, tout le monde travaille en Home Office. Nous sommes d’ailleurs en train de revoir nos espaces de travail. La règle sera: là où il faut, quand il faut et avec qui il faut. C’est l’activité qui va décider de l’espace opportun.» Nous voilà donc dans le vif du sujet: laisser l’organisation s’adapter au travail. Le sujet le passionne. Il s’emporte: «Nous sommes en perpétuel déséquilibre. Le fait de toujours être sur le fil nous oblige à observer ce qui est.»

Recettes

Il s’empresse d’ajouter qu’il apprécie moyennement le dogmatisme de certains pionniers de l’entreprise libérée. «C’est paradoxal, mais mon approche pragmatique ne plaît pas toujours aux orthodoxes de l’holacratie. Ils ont des règles très strictes. Je préfère choisir mes ingrédients et m’appuyer sur certaines recettes. Mais nous n’allons pas tout pasteuriser».

Il estime aussi que la crise sanitaire va accélérer cette transformation des organisations. «Le Command & Control a souffert pendant la crise. La période du confinement a forcé les dirigeants à faire confiance à leur personnel. A la base, les collaborateurs ne sont pas toxiques. Ils aiment travailler. Ce sont les processus qui les rendent toxiques. On les cadre, on les traite comme des gosses alors qu’on leur demande d’être agiles et créatifs.» Lui est convaincu par ce modèle. Les chiffres lui donnent aussi raison. UDITIS est en croissance depuis ses débuts en l’an 2000, avec deux acquisitions réussies sur le chemin (Advances Informatique en 2015 et WebExpert en 2018).

La transformation a commencé en 2015. Cette année-là, son associé Thierry Linder suit une formation EMBA à Fribourg et Neuchâtel où il découvre les écrits d’Isaac Gets et de Frédéric Laloux (1). Les discussions s’enflamment autour de la machine à café et Michel Perrin se plonge lui aussi dans ces bouquins. Les deux amis vont se former à Paris et suivent des séminaires de Bernard-Marie Chiquet (qui détient la franchise d’HolacratyOne en Europe – une société de conseil américaine qui accompagne les entreprises dans leur transformation organisationnelle) et de Jean-François Zobrist (ancien patron de l’entreprise industrielle FAVI, cité dans le livre Reinventing Organizations).

Résistances

Michel Perrin raconte: «Nous avons ensuite fait mousser la sauce entre les cinq associés. On en parlait au café et nous pensions que les équipes étaient mûres pour faire le grand saut. En réalité, nous avons sous-estimé cette communication en amont et nous avons fait face à pas mal de perplexité au moment d’annoncer en décembre 2016 qu’UDITIS était désormais libérante.»

La transformation s’avère plus complexe que prévu. S’en suit une période chaotique pendant laquelle s’enchaînent des séances «interminables» afin de construire les cercles et les rôles qui remplacent le modèle hiérarchique traditionnel. Cette période de transition a duré trois ans avec l’appui d’un très bon coach externe. Il dit: «La difficulté a été de coordonner l’urgence du temps technologique avec la lenteur du temps organisationnel.»

Mais le comité de direction tient bon et les chiffres suivent. «Nous avions aussi la chance d’être dans un secteur en pleine croissance», précise Michel Perrin, qui siège aussi au conseil d’administration, avec un avocat d’affaires et un courtier en assurance. «Ils me font totalement confiance», précise-t-il. Libérer une entreprise implique de distribuer le pouvoir décisionnel sur le terrain.

Michel Perrin: «Tout le monde doit être engagé, autonome et responsable. Cela peut sembler facile sur le papier, mais tout le monde n’a pas forcément envie d’être autonome et de prendre seul ses décisions. C’est une culture à mettre en place, faite d’apprentissages et d’erreurs et un nouveau style de management. Il ne s’agit plus de donner des ordres mais de comprendre la personne, ses forces et ses faiblesses et de s’adapter à cette réalité.»

Règles et règlements 

Chemin faisant, il a fallu aussi instaurer quelques règles. «Notre règlement d’entreprise tient sur sept pages. C’est peu! Il en faisait 32 à l’origine. Les gens n’aiment pas les tricheurs. Donc il ne faut pas laisser déraper les choses. Nous misons sur un minimum de règles respectées au maximum!»

Un exemple? «Il y a quelques années, notre comptable a constaté une explosion des notes de frais. Personne ne trichait, mais certains l’appliquaient à la lettre. Ma première réaction a été de resserrer les boulons. Alors que c’est tout le contraire qu’il faudrait faire. Pourquoi pénaliser tous les collaborateurs pour l’indélicatesse d’une seule personne? Nous avons revu notre règlement, avec deux questions simples concernant ces frais: Ai-je dépensé quelque chose de plus que si je venais sur mon lieu de travail? Suis-je en train de m’octroyer un dédommagement ou une augmentation de salaire? Et toutes les notes de frais sont visibles de tous! Le règlement interne doit être une aide et non une série de contraintes.»

Rôles RH

Dans les entreprises libérées, les départements RH sont fortement remis en cause. Son avis sur la question? «Les RH sont devenus très techniques depuis quelques années. Cette technicité se reflète dans les outils de recrutement, d’évaluation et de rémunération. Par contre, ils ont plus de peine avec l’humain. Selon moi, une bonne pratique RH ne doit pas être une contrainte. Elle doit venir en aide aux collaborateurs.»

Il estime par contre utopique de penser que tout un chacun doit avoir des connaissances pointues en droit du travail et en assurances sociales. «Nous avons des rôles avec des spécificités RH. Ces rôles vont s’occuper des salaires, des questions juridiques et être à l’écoute des collaborateurs.» A noter qu’UDITIS est en train de revoir son système de rémunération et de reconnaissance.

Rigueur et liberté

Il critique aussi la séparation artificielle entre la vie privée et professionnelle. «Nous avons une vie pleine. Cette segmentation entre les sphères professionnelles, privées et associatives n’a aucun sens. Mais personne ne doit profiter de l’autre, tout doit être fait dans le respect et la confiance. Cela dit, nous ne sommes pas des Bisounours. Notre métier est très technique. Je ne peux pas faire de l’holistique dans la sécurité informatique. Mais il est possible d’avoir de la rigueur dans l’activité et de la liberté dans la pensée. Nous avons aussi un bilan, un compte de pertes et profits et une trésorerie à maîtriser. Mais ces résultats financiers ne devraient pas être l’objectif. Si vous avez des clients contents et des collaborateurs bien dans leur peau, les chiffres vont suivre.»

Du Val-de-Travers à Wakan 

Né à Fleurier dans le Val-de-Travers, Michel Perrin a grandi entre ses deux sœurs. Son père est dessinateur à la Dubied (fabrique de machines à tricoter qui fait faillite à la suite du choc pétrolier de 1973). Sa mère est employée de commerce. Le jeune Michel est un «hyperactif, avec plein d’idées et toujours en action».

Après un apprentissage de mécanicien-électronicien, il poursuit ses études à l’école technique de Neuchâtel (CPLN) en micro-électronique. Il s’intéresse à l’informatique et ira plus tard à l’Université de Lausanne (2016- 2017) se former en psychologie du management. Il est également coach, de l’école Wakan de Genève (David Denis Hertz).

Après ses études, il entre au CSEM (Centre suisse d’électronique et de microtechnique) de Neuchâtel comme Designer de circuits intégrés, puis responsable informatique. En 2000, la direction informatique du CSEM sort du groupe et devient UDITIS. Le démarrage est réussi, notamment parce que plusieurs horlogers font appel à ses services. L’entreprise grandit et compte aujourd’hui 50 collaborateurs.

Michel Perrin est aussi un homme de famille. Son épouse est accompagnatrice chez Pro Infirmis et le couple a deux enfants: une fille de 27 ans, éducatrice spécialisée, et un fils de 24 ans, photographe et vidéaste installé à Londres. Il sourit: «Cela donne de très chouettes débats au vu de la pluralité de nos activités». Ce patron atypique a aussi été marqué par le décès abrupt de son père en 1990. Il se souvient: «Mon père est parti quelques années après avoir perdu son emploi à la Dubied. La manière dont il a été traité après 30 ans de bons et loyaux services ainsi que les conséquences émotionnelles sur sa santé physique sont sans doute des raisons qui m’ont poussé vers ces entreprises humanistes.»

(1) Isaac Getz: L'entreprise libérée, éd. Pluriel, 2017, 477 pages et Frédéric Laloux: Reinventing Organizations, éd. Nelson Parker, 2014, 360 pages.

Bio express

2000: Co-fonde UDITIS à Peseux
2007: Psychologie du Management, UNIL
2014: Formation de coaching à l'école Wakan
2015: Libère son entreprise
2018: Formation à l'Académie des administrateurs

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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