Le journalisme glisse vers la communication
De prétendues nouvelles formes de journalisme, comme le journalisme serviciel et le brand content, apparaissent en réponse à la crise des médias. Les grandes entreprises peuvent y trouver leur compte. Analyse.
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Journalisme serviciel, brand content, native advertising: la crise des médias est-elle en train d’accoucher de nouvelles formes de journalisme? Tout semble l’indiquer. Peut-être avez-vous même déjà remarqué que les journaux regorgeaient de plus en plus de conseils pratiques? C’est ce qu’on appelle le journalisme serviciel. Cette tendance est relativement récente. Il y a une trentaine d’années, elle était surtout le fait de la Fédération romande des consommateurs ou de l’émission À bon entendeur. Aujourd’hui, elle est manifeste dans un nombre croissant de titres, dont PME Magazine, Générations Plus, Migros Magazine et Coopération, pour ne citer que quelques exemples. Même le journal que vous tenez entre les mains se fend d’une rubrique «Conseils pratiques».
Comment cuisiner, méditer, manager une équipe ou éduquer ses enfants, comment ne pas payer trop d’impôts ou éviter de se faire avoir en faisant des achats sur Internet: il suffit de lire le journal. Les articles sont émaillés d’encadrés didactiques qui rappellent les manuels scolaires (par exemple «De quoi on parle?», dans Le Matin Dimanche). Cette nouvelle mode a clairement été identifiée dans le Digital News Report 2017 du Reuters Institute, qui constate: «Il y a plus de croissance dans ce domaine que dans les longs articles traditionnels.» Ancienne pigiste reconvertie dans les Sciences de l’Information et de la Communication à Toulouse, Pauline Amiel parle de «consécration de l’information service». De plus en plus, les rédactions «souhaitent mettre en valeur l’information pratique, qui rend service aux lecteurs. Fournir des solutions aux problèmes courants permet d’apporter une utilité à la lecture. Fortement corrélée à l’usage grandissant des applications mobiles par les journaux, l’information pratique est souvent transmise par des systèmes de cartographie et de géolocalisation pour personnaliser le service rendu.»
Des solutions plutôt que des problèmes
Autre tendance: le journalisme constructif. Importé en France et en Suisse vers 2014, il a pris un peu d’ampleur grâce au travail conjugué d’associations à but non lucratif (essentiellement des ONG) et de rédactions apparemment convaincues – on en trouve aujourd’hui dans pratiquement tous les pays du monde, mais toutes ne le proclament pas haut et fort (citons, en Suisse, l’émission Mise au Point, le Tages Anzeiger et 24Heures/La Tribune de Genève. Ainsi, le quotidien français Libération a publié un «Libé des solutions» en collaboration avec l’association Reporters d’espoirs. En s’efforçant de présenter des solutions aux problèmes divers et variés de ce monde, cette approche s’oppose au journalisme bas de gamme qui focalise l’attention sur ce qui ne marche pas. Formalisée en 2007 par le New York Times et le groupe de presse danois Berlingske Media, elle a été identifiée comme une tendance forte par le congrès des 55 journaux les plus influents dans le monde. «On parle toujours des trains qui arrivent en retard, mais pas suffisamment de ceux qui arrivent en avance», se plaisent à dire ses partisans.
«Refonte du métier pour les uns, manière de cadrer l’actualité sous un angle positif pour les autres, le journalisme constructif suscite parmi ses adeptes l’espoir de regagner la confiance publique», déclare l’ancien directeur adjoint de la rédaction du quotidien Le Monde, Didier Pourquery, interrogé via LinkedIn. Serait-ce une solution pour endiguer l’érosion du lectorat? Le Figaro y croit: «Face à la prolifération des fake news et à la crise de crédibilité des médias, ce journalisme se pose en héros d’une profession malmenée.» «Il y a trente ans, lire les journaux était un signe d’éducation. Aujourd’hui, les gens se méfient des médias», déplore Ulrike Haagerup, auteur du livre «Constructive News: How to Save the Media and Democracy with Journalism of Tomorrow» (Nouvelles constructives: Comment sauver les médias et la démocratie avec le journalisme de demain). Interrogée via LinkedIn, Ulrike Haagerup cite le sondage Edelman Trust Barometer 2018, selon lequel le pourcentage de la population qui se fie encore aux médias est tombé à 43% au niveau mondial. En comparaison, les entreprises inspirent davantage confiance (52%). D’après un autre sondage, effectué par l’Institut Kantar TNS (ex-Sofres), 67% des Français considèrent que les journalistes sont à la solde des pouvoirs politiques et économiques. De grands espoirs reposent donc sur le journalisme constructif. Certains chercheurs affirment que c’est précisément la négativité de la presse mainstream qui a provoqué la désaffection du lectorat. Ils affirment que l’audience est meilleure lorsque les nouvelles sont porteuses d’espoir. Par exemple, une expérience réalisée en 2014 à l’Université du Texas a démontré que les lecteurs se sentent «mieux informés» lorsqu’ils lisent un article qui mentionne des solutions aux problèmes abordés.
Frontière de plus en plus poreuse avec la publicité
Pauline Amiel anticipe cependant un risque. En s’efforçant de répercuter des informations positives, le journalisme constructif, tout comme le journalisme serviciel, pourrait se transformer «en cheval de Troie de la communication et du marketing», car la frontière entre les informations utiles et les informations commerciales est parfois ténue. Et s’il devait se confirmer, ce danger serait susceptible «d’entraîner de profonds bouleversements de l’identité professionnelle et des pratiques des journalistes». Même s’il est difficile de spéculer sur l’avenir, Pauline Amiel observe «une dichotomie importante entre les discours sur le journalisme de qualité et les pratiques, plus proches des attentes du marketing et de la communication.» Certains esprits critiques vont jusqu’à dire que la publicité classique va finir par disparaître à la faveur de certaines pratiques journalistiques émergentes. Pour tenter d’en avoir le cœur net, vous pouvez vous poser cette simple question: aujourd’hui, la différence entre un article classique et un publireportage vous semble-t-elle toujours évidente?
Le récent développement d’une forme particulière de publireportage appelé brand content, brand publishing ou encore native advertising, laisse penser que les limites entre journalisme et contenu publicitaire vont probablement continuer à s’estomper. Ces nouveaux vocables désignent un contenu éditorial produit par une marque commerciale, soit directement, soit indirectement (si elle fait appel à des rédacteurs externes), dans une logique de marketing. Publiés dans des journaux d’entreprise initialement destinés à une diffusion interne, mais également distribués en kiosque, ou dans des suppléments gratuits encartés dans des journaux tout public, les textes (souvent des success stories) n’ont d’autre but que de mettre en avant ceux qui les ont payés. Certaines entreprises sont passées maître dans cet art: Red Bull, Weigt Watchers, Dove, Always, Nespresso...
Nouvelles pratiques: Reflex, Swissquote, In Vivo
Cette pratique n’est en fait pas tout à fait nouvelle. L’Oréal avait donné l’exemple en 1933 avec le magazine Votre Beauté, tiré à 50000 exemplaires. Mais la plus ancienne revue professionnelle pourrait bien être The Furrow, éditée dès 1895 par la célèbre entreprise de tracteurs John Deere. En Suisse romande, le créneau est exploité par l’agence de presse LargeNetwork, qui a lancé au cours des quinze dernières années les revues Hémisphères (HES-SO), Reflex (EPFL), Swissquote (du nom du groupe bancaire suisse) et In Vivo (Chuv). On observe ainsi une sorte de changement de paradigme: dans le passé, on payait pour lire; aujourd’hui, on est prêt à payer pour être publié! Le phénomène touche également le marché du livre: les éditeurs qui publient en l’échange d’une contribution financière de l’auteur, ainsi que les auteurs qui signent un ouvrage écrit par quelqu’un qui a été payé pour le faire, sont de plus en plus nombreux.
Pour Ulrike Haagerup, les médias ont traversé plusieurs grandes époques. La première, qui s’est étendue sur plusieurs décennies à partir des années 50, correspond à l’âge d’or des tabloïds qui se repaissent de scandales. Voilà qui motiverait le sursaut d’orgueil du journalisme constructif. La phase la plus récente (à partir de la fin des années 80) a été marquée par un investissement massif des entreprises et des lobbies dans la communication et plus précisément les relations publiques. C’est ainsi que les services de presse ont fleuri dans toutes les boîtes de ce nom. Coutumiers de la langue de bois, ils ont progressivement vu leurs attributions s’étendre à la production de brand content, ou contenu de marque. Et tout cela expliquerait pourquoi nous en sommes là aujourd’hui.