Une part importante des entreprises suisses ont des difficultés à recruter, selon les dernières données de l’OFS. Quelle est la situation dans votre entreprise?
Pierre Olivier Botteron: Au Centre hospitalier Bienne, nous avons souffert en 2022 d’un manque régulier de personnel, particulièrement dans les soins. J’en parlais ce matin avec notre directeur Kristian Schneider, la situation est toujours tendue. Nous nous sommes d’ailleurs demandés comment nous avons réussi à traverser ces périodes sans fermer plus de lits. Je garde aussi un œil sur les chiffres du Jobradar (un rapport trimestriel sur la situation du marché du travail suisse publié par x28). Notre établissement se situe dans une région un peu particulière, au Nord du canton de Berne, mais avec des compétiteurs en termes d’emplois à Neuchâtel et dans le Jura.
Sur 1800 collaborateurs, combien de postes sont ouverts aujourd’hui?
POB: Une cinquantaine, dont une majorité dans les métiers de soins.
Mallory Cricco: Pour la CSS en Suisse romande, nous n’avons pas de difficulté à pourvoir les postes. Au contraire, en 2022, nous avons doublé nos entrées par rapport à 2020 et nous n’avons pas eu de grande difficulté à recruter. Les retours sont nombreux dès que nous publions une annonce, tant sur nos plateformes internes qu’externes. Nous encourageons la mobilité interne et nous avons lancé un programme de recommandations avec des primes versées aux collaborateurs.
À combien se montent ces primes?
MC: Mille francs après une période d’essai réussie et si la personne est toujours là après deux ans, encore mille francs.
Quelle est la situation auprès des clients d’Actaes?
Yan Curty: Cela dépend des régions. La situation est moins tendue à Lausanne et à Genève, qui profitent de leur situation de pôle économique. Dans les régions périphériques en revanche, c’est plutôt 60 à 80% des entreprises qui sont dans la panade. Certaines sociétés cherchent depuis des lustres. Dans le canton de Neuchâtel avec environ 90’000 emplois pour une population de plus de 175’000 personnes, c’est très compliqué de trouver des compétences, peu importe le secteur.
Et chez Actaes?
YC: Nous sommes une petite structure avec 28 personnes sur le payroll. Cela fait longtemps que avons réinventé notre manière de rencontrer les gens. McKinsey a annoncé la guerre des talents en 1997, elle se situe aujourd’hui au niveau des compétences. Nous offrons aussi de la variabilité dans le boulot et nous cherchons avant tout des personnalités.
POB: Ce n’est pas parce que nous avons besoin de monde que nous baissons la qualité. Bienne est aussi la seule ville vraiment bilingue de Suisse et nous sommes fiers d’être détenteur du « Label du Bilinguisme ». Cela nous force donc à avoir des personnes qui parlent les deux langues. Je suis aussi étonné de voir le nombre de kilomètres que nos candidats·es sont prêts·es à faire pour venir travailler chez nous.
Dans son livre «Work Without Jobs», le consultant RH Ravin Jesuthasan propose de déconstruire les profils de poste en tâches, ce qui permet de fluidifier la connexion entre l’entreprise et les candidats. Il conseille aussi de réduire le matching entre le poste et le candidat de 80 à 60%. Qu’en pensez-vous?
MC: Cette approche est intéressante car le monde du travail change vite et les métiers ne seront plus les mêmes demain. La numérisation simplifie les processus donc les soft skills gagnent en importance. Le matching entre le profil et le poste est devenu plus flexible. Notre encadrement et nos agents généraux cherchent avant tout des personnalités, peu importe si elles n’ont pas d’expérience dans notre domaine. Nous cherchons des personnes qui s’adaptent aux besoins de notre clientèle et aux nouvelles exigences du métier, des personnes qui emmagasinent rapidement des informations et qui ont une forme de plasticité mentale.
Donc ce fameux mouton à cinq pattes, vous n’y croyez plus...
MC: Oui, nous devons nous en distancer.
YC: Oui, ce que vous dites est en pleine ligne avec les recommandations formulées par la Rochester University (État de New York). Selon leur étude, lors d’un recrutement le choix final se base à 5% sur le niveau de formation, à 25% sur les expériences professionnelles et à 70% sur la personnalité. Si on fait le compte, les informations sur un CV ne comptent donc plus que pour 30%.
Déconstruisez-vous les profils de poste?
YC: Oui, depuis longtemps. Nous avons par exemple engagé en 2022 une biologiste de formation. Chez nous, elle fait de la coordination administrative et du Community Management. Comment décrire ce poste? Nous l’avons baptisée tisseuse de liens. Chez Actaes, nous recherchons de la complétude et une capacité à s’insérer dans les projets.
De la complétude?
YC: Oui, la complétude est l’idée de métisser et de mettre ensemble des choses qui n’ont à première vue rien à voir, mais qui au final constitue un tout cohérent et complet.
Donc vous allez créer des équipes selon le projet professionnel à réaliser...
YC: Oui, nous essayons de connaître avec précisions les compétences de chacun et c’est ensuite le projet qui va dicter qui nous allons mettre à quel moment sur quel projet.
Dans le milieu hospitalier ça doit être plus difficile de déconstruire les postes?
POB: Oui, c’est plus compliqué mais l’idée est intéressante, car déconstruire implique qu’on a beaucoup construit avant. Nous travaillons actuellement sur un projet de réaménagement du temps de travail, inspiré de la semaine de quatre jours. Cela implique entre autres de réorganiser le travail et également de déconstruire les cahiers des charges. Nous nous sommes rendus compte par exemple que les infirmiers·ères font passablement de travail administratif en plus des tâches usuelles. Déconstruire les profils de poste devrait donc permettre à nos collaborateurs et collaboratrices de se réapproprier leur métier, et de revenir aux tâches auxquelles ils ont été formés au départ. C’est une manière de reconnaître les gestes professionnels apportés aux soins des patients.
À l’avenir, il y aura donc plusieurs profils d’infirmiers·ères, axés soins, plutôt administratifs ou plutôt management?
POB: À voir, nous sommes en train de cartographier les profils de fonction. Nous pouvons imaginer par exemple que certaines tâches n’exigent pas toujours l’intervention de personnel diplômé d’une HES ou des grandes institutions. Des personnes en formation ou qui s’intéressent au métier, sans avoir le diplôme, peuvent très bien réaliser certaines tâches de support ou administratives.
On parle aussi beaucoup de l’arrivée des robots dans les soins, pour prendre la pression ou la température des patients par exemple...
POB: Oui, nous en parlons, à ce stade cela passionne surtout notre département IT (sourire).
Parlons des rémunérations, allons-nous vers une plus grande segmentation des différentes populations de l’entreprise et vers plus de sur mesure dans la paie?
POB: Oui, nous allons dans cette direction. Dans les hôpitaux du canton de Berne, nous sommes tenus à une convention collective de travail qui nous laisse toutefois une certaine marge de manœuvre. Il n’y a pas de miracle, les salaires sont actuellement bas dans le secteur des soins, il en est de même dans le secteur de l’hôtellerie/restauration que je connais également très bien, et cela décourage les candidats·es.
Qu’entendez-vous par flexibiliser les rémunérations?
POB: Reconnaître le travail bien fait. Tout en respectant la convention collective, nous essayons d’être créatifs dans l’adaptation du mode de rémunération. Il y a eu par exemple des primes distribuées durant la pandémie. Nous travaillons aussi sur des modèles constitués d’une base fixe et de parts variables pour les médecins.
YC: Chez Actaes, nous avons créé en 2007 la Time Box. L’idée derrière ce concept est que l’être humain vit de poésie, mais surtout de temps. Le temps est sans doute la chose la plus précieuse que nous avons. Nous avons développé une offre sur mesure avec des congés compensés, moins de salaire en échange de 10% de congés en plus, d’autres ont opté pour 10 semaines de vacances par année. Nous n’avons à ce jour pas retenu la semaine de 4 jours car nous avons des pics d’activité qui implique de mobiliser des ressources à certaines périodes de l’année. Nous avons par contre l’idée d’instauré la semaine 36 heures, mixée avec le reste. Les employeurs comprennent aujourd’hui que l’être humain est beaucoup plus performant dans l’intensité que dans l’occupation.
Vous avez aussi imaginé la Comp & Ben Box...
YC: Oui, l’idée est la même, rémunérer selon les besoins de chacun. Certaines personnes veulent une voiture de fonction, d’autres plus de formation, d’autres un abonnement général CFF ou un accès à une offre de mobilité. C’est un modèle à la carte qui doit être structuré dans un périmètre pour éviter les injustices ou le sentiment d’iniquité.
MC: Oui, tout à fait d’accord. Nous réfléchissons aussi à des rémunérations plus flexibles, avec différents modèles pour attirer les talents de demain. Et ces modèles ne s’adressent pas uniquement aux jeunes, ils concernent toutes les générations. Certaines personnes veulent plus de vacances, d’autres souhaitent se former et investir dans leur CV, pour d’autres ce sera de la mobilité. Nous menons aussi un grand chantier sur notre raison d’être. La question du sens, pourquoi je me lève le matin pour venir travailler à la CSS? Nous souhaitons clarifier ce message autant pour nos collaborateurs, nos clients que pour nos futurs candidats. L’idée est de dire que la CSS n’offre pas seulement des bonnes conditions de travail. Nous allons vers un message plus émotionnel.
YC: Vous travaillez votre expérience collaborateur?
MC: Exactement. Nous devons être plus audacieux. Si vous regardez ce qui se fait dans les pays limitrophes, ils sont beaucoup plus innovants et avant-gardistes.
Des exemples de projets innovants?
MC: Certaines entreprises proposent par exemple des congés paternité de 8 semaines ou des programmes de diversité.
Pensez-vous que la facilité que vous avez à recruter aujourd’hui freine votre capacité à innover dans la rémunération ou l’organisation du temps de travail?
MC: Peut-être? (sourire) Pourquoi changer les choses quand tout va bien? Cela dit, notre CEO, Philomena Colatrella, est moteur de ce changement. La CSS est une institution vieille de 124 ans et nous travaillons dans une industrie de premier abord pas très attrayante. En arrivant ici en 2019, j’ai découvert un monde plein d’innovations et de projets. Au sein de la Division RH, nous expérimentons beaucoup de nouvelles choses. Nous disposons d’une grande marge de manœuvre.
POB: Pour les nouvelles générations notamment, ce qui importe c’est de donner du sens au travail et d’avoir un équilibre entre la carrière professionnelle et la vie privée. Durant ma carrière, j’ai passé passablement d’heures en séance qui n’étaient pas toujours nécessaires ou productives. Aujourd’hui, il s’agit d’optimiser ces moments qui ont peu de valeur ajoutée afin de libérer du temps pour que les collaborateurs et collaboratrices puissent l’utiliser à leur guise.
YC: Vous avez parlé de carrière et de raison d’être. Entre les deux, il y a la notion de vocation. L’objectif est de trouver les tâches qui mettent les gens dans des situations de vocation. Pour notre tisseuse de liens, ce n’est pas l’acte administratif qui est son moteur mais plutôt le fait de coordonner, d’aider et de soutenir.
Nicolas Bourgeois, auteur du livre «Les RH en 2030», conseille de clarifier l’ADN de l’entreprise en insistant sur un ou deux éléments clés, et d’accepter ses points faibles. Quelle est votre stratégie de marque employeur?
MC: Oui, une marque employeur doit être authentique. Cette relation de confiance avec le candidat s’instaure dès le début du processus de recrutement. Inutile de vendre du rêve en amont puis d’imposer un cadre de travail extrêmement rigide.
Quel est le point fort de la marque employeur de la CSS?
MC: Chacun peut amener sa pierre à l’édifice. Nous avons par exemple adopté le concept Kickbox. C’est un incubateur interne où nous aidons les collaborateurs·trices à lancer leurs propres startups. Nous apportons un soutien financier et du coaching et libérons du temps de travail. Notre point fort est cet environnement créatif, innovant et entrepreneurial.
De l’extérieur, on pense plutôt à la sécurité de l’emploi et aux bonnes conditions...
MC: Oui, bien sûr. Tout le monde cherche cette sécurité. Nous avons tous des factures à payer et envie d’aller en vacances. Mais cette sécurité n’est pas notre seule plus-value. Nous devons donner envie aux candidats avec un message fort.
POB: Oui. Nous avons aussi clarifié notre ADN et nos avantages. Nous sommes un grand centre hospitalier régional, réparti dans plusieurs bâtiments, nous sommes aussi un hôpital de formation et développement professionnel, avec un très bon réseau d’accès aux différentes spécialisations.
Votre point faible?
POB: Les horaires peut-être. Cela dit, je n’aime pas mettre les gens dans des cases. Cela dépend vraiment de chacun. Certaines personnes aiment la flexibilité, d’autres souhaitent un cadre très clair et apprécient de travailler la nuit par exemple.
Comment faites-vous pour concilier ces attentes parfois contradictoires?
POB: Nous travaillons pour certains postes difficiles à recruter, avec des agences de travail temporaire dont les coûts peuvent être élevés. Nous mettons en place un pool de collaboratrices et collaborateurs auxquels nous offrirons une plus grande flexibilité et qui devrait nous permettre de couvrir nos besoins mensuels. C’est un modèle apprécié caractérisé par la flexibilité tout en gardant une relative sécurité de l’emploi.
Quels sont les points forts et les points faibles d’un emploi chez Actaes?
YC: À grandes attentes, grandes frustrations... Nous essayons donc d’éviter ce grand écart. Nous sommes très transparents lors des entretiens de recrutement et préférons dire clairement les choses en amont. Nous ne pouvons pas offrir des conditions similaires aux grandes entreprises. Nous offrons donc de la qualité de vie, de la liberté, de l’autodétermination et du choix dans les horaires.
Comment faites-vous pour concilier les demandes en termes de participation et de design organisationnel de vos collaborateurs·trices avec les impératifs business de l’entreprise?
POB: Vaste question. En août 2022, notre conseil d’administration et notre direction ont invité notre département à modérer leur retraite annuelle. Nous avons organisé des pitchs sur le modèle de l’émission de téléréalité américaine Shark Tank (« Qui veut être mon associé » sur une chaine française). Chaque membre de la direction avait 5 minutes pour présenter un projet visant à améliorer l’attractivité du Centre hospitalier Bienne, projet qui était jugé par les membres du conseil d’administration. Au vu de la créativité des pitchs, nous les avons regroupés dans trois catégories: l’organisation du temps de travail; l’onboarding et le leadership. Nous sommes en train d’étudier un modèle pour chacune de ces trois catégories.
Que faites-vous pour soigner votre marque employeur?
POB: C’est notre priorité RH et nous avons investi et bénéficions d’un soutien important au niveau des directions du CHB. Nous avons créé un poste de « Talent attraction & HR Marketing », occupé par Natacha Wicht (également blogueuse RH). Elle s’occupe entre autres de nos réseaux sociaux en collaboration avec notre département de la communication. Nous avons observé une différence depuis la création de ce poste. Nous développons une communauté d’influenceurs internes qui seront rémunérés avec une série d'avantages, basés sur un système de points. Ces derniers peuvent être échangés, contre des bons pour un repas pour deux au restaurant ou un week-end à l'hôtel par exemple, en fonction du nombre accumulé.
Et à la CSS, êtes-vous flexibles et en termes de design organisationnel?
MC: Nous avons cocréé plusieurs événements internes avec nos collaborateurs. Nous sommes aussi au milieu d’une grande initiative pour réfléchir et redéfinir notre raison d’être. Nous avons organisé des workshops dans les trois régions linguistiques avec diverses parties prenantes tout en étant accompagnés par un partenaire externe. Les discussions étaient très enrichissantes et nous avons défini plusieurs valeurs communes. Nous investissons beaucoup dans les formations en leadership. Notre environnement business change beaucoup et nous devons savoir nous remettre en question. Nos cadres doivent apprendre à accompagner ce changement et le promouvoir au sein de l’entreprise.
Comment faites-vous évoluer votre organisation du travail chez Actaes?
YC: Cette flexibilité fait partie de notre ADN depuis le début. Le flamant rose est le plus esthétique des Barbapapa. Il épouse son contexte en permanence. Nous avons un minimum de règles pour faire fonctionner un maximum de projets.
Quelles sont ces règles?
YC: Elles sont répertoriées dans le guide du parfait petit flamingo. C’est notre règlement intérieur, car il est essentiel de respecter les directives du Seco et la loi sur le travail. Dans notre activité de conseils, nous ne pouvons pas être le cordonnier le plus mal chaussé...