Motivation

L’emploi est mort, vive le travail!

Psychologues, sociologues, philosophes, écrivains et cinéastes ont cherché à savoir pourquoi on va travailler tous les matins. Ils ne sont pas tombés d’accord, mais une chose est sûre: le sens du travail a évolué.

Quel est le sens du travail? La question a été examinée sous toutes ses coutures par des armées de psychologues, sociologues et autres experts qualifiés. Ils n’ont pas vraiment trouvé de réponse. «Le sens du travail, résume Pierre-Eric Sutter, psychologue et président de l’Observatoire de la vie au travail (OVAT), à Paris, ne peut véritablement se définir que par rapport à un individu donné.» Pour mieux expliciter sa pensée, l’auteur du livre «Réinventer le sens de son travail» (Editions Odile Jacob) aime raconter cette histoire qui se passe sur le chantier d’une cathédrale au Moyen Age.  Un bourgeois demande à trois tailleurs de pierres ce qu’ils font. Le premier répond: «Je taille des pierres pour gagner ma  vie.» Le second explique: «Je monte un mur de soutènement pour consolider l’édifice.» Et le dernier dit: «Je construis une cathédrale.»
 
Toutefois, il est possible de dégager des facteurs généraux qui donnent du sens au travail, d’une manière très large. Selon l’Institut de recherche en santé et sécurité du travail Robert Sauvé (IRSST), à Montréal, il y en aurait au moins six. Pour commencer, il y a le sentiment d’être utile à la société. Un pompier qui éteint un incendie, par exemple, a l’impression d’être utile. Mais il faut aussi, pour que le travail ait du sens, se sentir habilité à se fier à son jugement pour résoudre les problèmes qu’on rencontre; avoir des opportunités de s’améliorer; avoir l’impression de faire quelque chose de juste moralement; pouvoir nouer des relations satisfaisantes avec les autres et enfin, être reconnu.
 

Accomplissement de soi et  désirs personnels

«Contrairement à la valeur du travail, le sens du travail n’est pas intrinsèque; il renvoie donc toujours à quelque chose d’autre que le travail lui-même. C’est comme un bouquet de fleurs: ce qui est aimable, ce n’est pas le bouquet à 15, mais le sens de cette attention», précise Pierre-Eric Sutter, interrogé. En fait, le travail présenterait un double aspect eudémonique et hédonique. La première dimension se réfère à l’accomplissement de soi – l’adjectif eudémonique vient du grec  eudaïmon, qui signifie bonheur. La seconde renvoie à la  recherche du plaisir et donc, à la satisfaction de désirs personnels. Voilà les deux mamelles de la motivation. «Le manager RH réussit sa mission lorsque ses collaborateurs ont envie d’aller travailler le matin parce qu’ils se trouvent plus heureux chez leur employeur que chez un concurrent.» Comment s’y prendre? «Il peut par exemple leur demander comment ils vont, juste après leur avoir dit bonjour, et prendre le temps d’écouter la réponse en leur montrant qu’il aimerait savoir ce qu’il peut faire pour que leurs désirs soient satisfaits.»
 
Du côté des sociologues, certains auteurs affirment que le sens du travail a progressivement changé et que cette évolution peut être scindée en trois périodes historiques. Jusqu’à la fin des années 50, c’était essentiellement une nécessité – il fallait bien subsister. Entre 1960 et 1980, le travail devient un moyen de s’élever socialement. Enfin, depuis 1990, il n’est plus perçu comme une contrainte mais comme un champ d’investissement de soi. A noter que la conception émancipatrice de l’activité professionnelle pourrait bien remonter au 19ème siècle, avec la naissance du mouvement de la protection des travailleurs.
 

 

Les pratiques RH aussi ont changé le sens du travail

«Ces dernières années, certaines pratiques managériales comme le management par objectifs et l’évaluation de la performance individuelle ont altéré le sens du travail, estime la sociologue française Danièle Linhart, directrice de recherche émérite du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à Paris. Contactée, l’auteur du livre «Le travail sans les autres», publié aux Editions du Seuil en 2009, explique: «Le travail est passé d’une expérience socialisatrice et citoyenne à une épreuve solitaire, où chacun est susceptible de se sentir menacé par les autres, qui sont autant d’obstacles potentiels à sa réussite. Le travail peut ainsi devenir un lieu d’affirmation de soi et de réalisation de désirs égocentrés, à contre-sens de l’expérimentation de contraintes partagées et nécessaires à l’existence d’une société.»

 

Dans la culture, l’aliénation des masses  et le cynisme prévalent

Bien avant cela, on aura tout entendu sur le travail, à commencer par les pires horreurs. Le mot serait d’ailleurs issu du latin tripalium, un instrument de torture à trois pieux – mais il est également possible qu’il vienne du bas-latin trabicula, qui signifie poutrelle, établi. Dans la Bible, il est dit que la terre nourricière a été maudite à cause du péché originel: «C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture et c’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain.» Faut-il poursuivre? Devant l’entrée des camps de concentration, Hitler fera apposer le slogan «Arbeit macht frei» (le travail rend libre). Quant aux cinéastes et aux écrivains, ceux qui se sont penchés sur le sens du travail ont souvent versé dans une sorte de réalisme pessimiste. On citera par exemple le film «Rosetta» des frères Dardenne, Palme d’Or au Festival de Cannes en 1999.
 
Un éloquent tableau de l’aliénation des masses condamnées aux emplois ingrats. Autre exemple, parmi de nombreux autres: «Les tribulations d’une caissière», roman contemporain ô combien désabusé d’Anna Sam, paru en 2008 aux Editions Stock et traduit dans une vingtaine de langues différentes, puis adapté au théâtre et au cinéma. Une idée cynique a même accédé au rang de loi empirique avec «Le Principe de Peter», publié en 1970, le psychologue Peter Laurence et le journaliste Raymond Hull: «Comme tout employé tend à s’élever à son niveau d’incompétence, tout poste finit par être occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité.»
 
Et pourtant, malgré cela, la Suisse figure parmi les pays où le taux de satisfaction au travail est l’un des plus élevés au monde! C’est ce qu’a révélé au mois de novembre la dernière étude «Job Satisfaction», menée tous les trois mois dans trente-trois pays par l’entreprise de travail temporaire Randstad. Environ 80 pour cent des Suisses sont contents, voire très contents de leur  situation professionnelle et de leur employeur, ce qui représente un accroissement de 5 pour cent par rapport au deuxième trimestre 2014. Restent 20 pour cent de mécontents.
 

L’insatisfaction au travail tient  parfois à peu de choses

Psychologue et coach en carrière à Münich,  Madeleine Leitner a longuement étudié le sentiment d’insatisfaction au travail. D’après son expérience, «seulement 3 pour cent des personnes qui pensent devoir se réorienter ont réellement atterri au mauvais endroit». Madeleine Leitner a pu le vérifier par elle-même à une époque où elle était professionnellement frustrée. Par chance, dit-elle, elle n’a pas trouvé d’autre emploi. Elle a alors pu se rendre compte qu’il ne fallait pas  forcément changer de poste pour que les choses s’arrangent. Cette idée serait un raccourci  facile: parfois, remarque-t-elle, il suffit d’orienter autrement son bureau dans la pièce où l’on travaille pour commencer à se sentir déjà un peu mieux.
 
Cet exemple est peut-être moins anodin qu’il n’en a l’air. Selon la revue française en ligne marketing-professionnel.fr, de plus en plus de salariés ne se sentent pas bien au bureau et réclament massivement une personnalisation de leur espace de travail. En fait, le sens et l’organisation du travail pourraient bien être interdépendants. L’OVAT constate qu’un nombre croissant de travailleurs aimeraient revenir à «l’artisanat entrepreneurial», c’est-à-dire qu’ils ont envie de travailler de manière indépendante et satellitaire. «Environ 30 pour cent de nos sondés expriment ce désir alors qu’il y a une dizaine d’années, 25 pour cent aspiraient à un statut de fonctionnaire, précise Pierre-Eric Sutter. C’est une tendance très nette depuis trois ou quatre ans. L’une des plus vieilles organisations du travail au monde, qui avait été éclipsée par le capitalisme et la production de masse, est ainsi en train de revenir sur le devant de la scène grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC). Celles-ci facilitent en effet très largement le travail à distance.»
 
Fait significatif: le nombre d’espaces de co-working, où n’importe quelle personne travaillant de manière délocalisée peut louer un emplacement pour son compte, doublerait chaque année dans le monde. Il y en aurait actuellement environ 2500 dans le monde, comme La Muse à Genève et Lausanne. «Le co-working combine les avantages d’un environnement professionnel stimulant avec l’autonomie et la liberté de l’indépendant», affirme le site web de La Muse. «Imaginez un endroit où des gens d’horizons divers travaillent ensemble mais pour des clients différents, sans hiérarchie, sans compétition et sans politique d’entreprise», lit-on sur celui de la Mutinerie, l’un des espaces de co-working les plus connus à Paris. Une allusion est faite aux formes ancestrales du co-working, comme les monastères et les kibboutz. Ce serait une réappropriation totale du travail par les travailleurs eux-mêmes. Les plus enthousiastes n’hésitent pas à proclamer: «L’emploi est mort, vive le travail!» 
commenter 0 commentaires HR Cosmos

Typographe de premier métier, Francesca Sacco a publié son premier article à l’âge de 16 ans pour consacrer toute sa vie au journalisme. Elle obtient son titre professionnel en 1992, après une formation à l’Agence télégraphique suisse, à Berne. Depuis, elle travaille en indépendante pour une dizaine de journaux en Suisse, en France et en Belgique, avec une prédilection pour l’enquête.

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