La flexibilité du temps de travail

L’enfer et le paradis à domicile

On n’est pas marié avec son patron mais, avec le travail à domicile, la relation employé-employeur, c’est «pour le pire et pour le meilleur». Tour d’horizon des avantages et des inconvénients du télétravail.

Le télétravail, c’est fantastique, mais il doit être manié avec précaution. Sur le papier, ses avantages sont attirants: vous pouvez vous organiser comme vous voulez, faire une sieste l’après-midi si ça vous chante; plus besoin de vous dépêcher pour attraper le bus ni même de vous coiffer le matin puisque vous restez à la maison! Le revers de la médaille est facile à deviner en relisant cette brève énumération. Dissolution des frontières entre vie privée et vie profes-
sionnelle, déstructuration et isolement social… Les premières études consacrées au télétravail remontent au début des années 90 et les risques psychologiques qui y sont associés sont encore peu documentés.

Pour autant, le phénomène ne cesse de prendre de l’ampleur. En Europe, entre 16 et 25 pour cent des personnes en activité travailleraient à domicile, au moins partiellement. En Suisse, elles seraient au bas mot 20 000, mais peut-être 70 000. «Nous ne disposons pas de statistiques précises déplore Daniel Schlachter, responsable de l’Association suisse pour le travail à domicile. Le développement des téléphones portables, webcams, tablettes informatiques, ainsi que l’avènement des bureaux paysagers contribuent à alimenter cette «vague silencieuse», selon l’expression du docteur en gestion Laurent Taskin, professeur de management à l’Université de Louvain, en Belgique.

En Suisse, 450 000 personnes pourraient travailler à la maison

Pour la Fédération des entreprises suisses, economiesuisse, le potentiel du télétravail est largement sous-exploité. En 
Suisse, quelque 450 000 personnes pourraient déplacer une partie de leur activité professionnelle à la maison. Deux sondages effectués respectivement en Grande-Bretagne et en France montre que les employés y sont favorables à plus de 67 pour cent. «Le modèle d’organisation traditionnel ne s’est que peu adapté à cette nouvelle opportunité, ce qui est difficilement explicable», déclare Dominique Rochat, responsable de projet chez economiesuisse. Selon lui, les entreprises devraient «accepter si possible systématiquement» le télétravail, au moins à raison d’un ou deux jours par semaine – on parle alors de «home office» plutôt que de télétravail, le bureau n’étant pas entièrement et définitivement déplacé à domicile.

La situation est d’autant plus difficile à comprendre que, financièrement, tout le monde y gagne. Les frais de transport et de repas à l’extérieur, par exemple, diminuent. «Admettons que 5000 collaborateurs dépensent chaque mois cinquante francs de moins pour leurs déplacements. Cela fait trois millions par an!», calcule Ruggero Crameri, product manager chez Swisscom. De surcroît, cela libère de la place sur le lieu de travail. «Au final, introduire le «home office» un jour par semaine permettrait d’économiser environ 4000 francs par an et par personne», estime Dominique Rochat. «Au sein de l’office américain des brevets, où 40 pour cent des heures de travail sont effectuées à l’extérieur, il a été possible de diminuer les coûts de 4,36 millions de dollars, grâce à une réduction de 30 pour cent de la surface des bureaux, notamment.»

En incluant certains paramètres comme le temps gagné sur les trajets, le nombre d’accidents de circulation évité, les économies de carburant, ou encore la possibilité de réintégrer plus facilement des personnes handicapées dans la vie professionnelle, le télétravail affiche un bilan social et environnemental largement positif. L’intérêt pour l’individu, en revanche, est paradoxal.

Un gain de productivité de 20 pour cent

Selon un sondage réalisé cette année dans le cadre du «Home Office Day» (journée du travail à domicile), lancé à l’initiative de Microsoft Suisse, des CFF et de Swisscom, 69 pour cent des télétravailleurs déclarent bénéficier d’une meilleure qualité de vie, en particulier grâce à la liberté de s’organiser à leur façon. L’effet en termes de productivité est net: c’est un gain de 20 pour cent, selon diverses études concordantes. Bien au chaud dans son cocon, l’individu est plus motivé, plus créatif et plus entreprenant, car il n’est pas dérangé par ses collègues. Mais c’est sans compter ses enfants et les voisins qui, le sachant à la maison, peuvent débarquer à tout moment pour le dévoyer.

Ce sont aussi les premiers qui lui reprochent de «bosser tout le temps». Et voilà comment sa situation idyllique peut devenir un piège (lire encadrés). Selon Diane Gabrielle Tremblay, chercheuse spécialisée dans ce domaine à l’Université du Québec à Montréal, l’ingérence de la vie professionnelle dans la sphère privée est, avec l’isolement social et l’allongement des journées de travail, le principal point négatif. «Il faut faire preuve d’une très grande discipline, sinon cela peut devenir vraiment difficile à vivre», confirme Daniel Schlachter.

 

Selon les travaux de Diane Gabrielle Tremblay, plus de 22 pour cent des télétravailleurs se plaignent d’avoir davantage de responsabilités familiales en raison de leur situation profes-
sionnelle. «Les proches ne comprennent pas toujours les limites de la personne et se permettent d’exprimer des demandes qu’ils n’oseraient pas formuler si elle ne travaillait pas à la maison», affirme-t-elle. Le bilan est donc nuancé: le télétravail permet de mieux concilier emploi et vie professionnelle, mais il peut tout aussi bien générer un conflit à ce niveau. L’isolement social est un autre danger «sérieux», selon Daniel Schlachter. «Ce problème n’est pas insurmontable si, une fois de plus, on arrive à s’organiser.»

Trop d’isolement peut nuire à la relation de travail

Directrice de la politique du personnel des CFF, Eveline Mürner se dit parfaitement consciente de ces risques. Quelque 10 pour cent des 28 000 employés de la régie sont des télétravailleurs. L’option est généralement envisagée sur demande de l’employé, plus rarement sur proposition de sa hiérarchie. La règle, c’est un jour de «home office» par semaine: «Avec cette formule, nous avons les avantages du travail à domi-cile sans les inconvénients. Les collaborateurs sont plus motivés, plus productifs, plus flexibles dans l’organisation de leurs journées. Mais ils ne perdent pas le contact avec leurs collègues. Lorsque le télétravailleur est trop isolé, le lien qu’il entretient avec son employeur risque de se transformer en un rapport prestataire-client, ce que nous ne voulons pas.»

Pour éviter de faire de mauvaises expériences, les CFF examinent toujours au préalable si l’emploi et la situation personnelle du collaborateur s’y prêtent, si l’idée est bien acceptée dans le team, si l’intéressé est habitué à travailler seul et si par conséquent il en connaît les avantages et les inconvénients, etc. Enfin, tous les deux ans, un sondage est effectué pour s’assurer que les choses se passent bien.

Le télétravail: ils témoignent

«Les cinq premières années ont été extrêmement pénibles. J’habitais dans un studio. J’avais l’impression d’être en prison, car je passais le plus clair de mon temps dans cette pièce. Si je tournais la tête à gauche, j’étais au travail, si je tournais la tête à droite, j’étais à la maison. J’aimais bien l’idée de pouvoir travailler quand je voulais, y compris la nuit en cas d’insomnie, mais je me suis vite rendu compte que ça avait quelque chose de déstructurant, socialement parlant. Aujourd’hui, j’ai un espace de vie beaucoup plus grand, je ne vois plus que les avantages du télétravail.»
Eliane, 45 ans.

«Comme principal avantage, je citerais l’indépendance. Tu peux choisir la façon dont tu vas t’organiser. Il y a aussi les économies sur les trajets. Si tu t’y prends bien, tu as nettement plus de temps pour toi. De plus, tu es préservé des conflits de travail. Côté inconvénients, je dirais qu’il faut avoir beaucoup de discipline pour éviter que la vie privée ne déborde trop sur la vie professionnelle – et réciproquement. Surtout si l’on a des enfants à la maison. Il y a aussi des clients qui ne connaissent pas mes jours de travail, et qui m’appellent durant mes congés. Au final, tu es toujours un peu en train de travailler.»
Michel, 36 ans

«Pour moi, l’un des aspects les plus positifs c’est qu’on n’a plus besoin de se déplacer pour aller travailler: selon où tu habites, c’est quelque chose qui compte. J’apprécie aussi la flexibilité du travail à domicile. Je peux profiter des pauses pour mettre une lessive en route et je suis davantage disponible pour mes enfants. Quand ils étaient petits, j’avais une baby-sitter parce que je ne pouvais pas les avoir à mes côtés et travailler en même temps. Sur le plan juridique, il y a une marche à suivre prédéfinie, ce n’est donc pas bien compliqué. Non, l’inconvénient c’est l’isolement social, qui pèse plus lourd avec le temps. Aujourd’hui, j’aurais assez envie de réintégrer une structure, pour bénéficier de synergies.»
Laurence, 40 ans.

 

commenter 0 commentaires HR Cosmos

Typographe de premier métier, Francesca Sacco a publié son premier article à l’âge de 16 ans pour consacrer toute sa vie au journalisme. Elle obtient son titre professionnel en 1992, après une formation à l’Agence télégraphique suisse, à Berne. Depuis, elle travaille en indépendante pour une dizaine de journaux en Suisse, en France et en Belgique, avec une prédilection pour l’enquête.

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