«L’entreprise libérée, je n’y crois pas du tout»
Business coach en Suisse romande depuis plus de 15 ans, Bernard Radon accompagne les managers dans la progression de leur carrière. Il analyse ici les ingrédients du pouvoir et de l’autorité à l’ère des entreprises libérées.
Photo: Olivier Vogelsang/disvoir.net pour HR Today
Aujourd’hui, tout le monde parle des entreprises libérées où le pouvoir se décentralise. Devons-nous donc revisiter notre définition du pouvoir?
Si je prends une image, l’entreprise d’aujourd’hui est une vache à traire qui doit optimiser sa production de lait. Et cette optimisation implique un cadre et une hiérarchie forte. C’est clairement le cas des grandes organisations. Ce monde-là est une réalité, il existe et existera encore longtemps. Essayer de détruire ce système pour en reconstruire un nouveau, c’est peine perdue.
Mais les structures évoluent tout de même...
Oui, certes. Je dirais plutôt que ce modèle est en train de fondre. Sur le terrain, je constate que les headquaters des multinationales se réduisent de plus en plus. Ces grandes firmes ont outsourcé nombre de leurs activités dans le monde. Les RH sont sous-traités en Esapagne, la facturation en Pologne, l’IT en Roumanie... Cette tendance s’accompagne d’un double mouvement. Car les sociétés qui se dispersent ont un besoin accru d’experts, de spécialistes en base de donnée, en sécurité, en communication, etc. Et tous ces experts essaient de se regrouper et de travailler en réseau. Dans ces situations bien spécifiques, on peut donc effectivement parler de hiérarchie plate. Mais ailleurs, le rôle du manager restera à mon avis assez classique dans son rapport au pouvoir. Un chef est quelqu’un qui détient une légitimité et donc un pouvoir dans son domaine d’influence. Il va agir sur les autres car son rôle est de faire avancer le bateau. Si je résume, les deux systèmes vont coexister. Et un système ne va pas détruire l’autre. Quant à l’entreprise libérée, je n’y crois pas du tout.
L’entreprise libérée serait-elle plus adaptée aux start-ups, ou alors à certains secteurs d’activité?
Je le répète, je ne crois pas au succès à long terme de l’entreprise libérée.
Cette tendance serait donc avant tout du buzz médiatique?
Oui, en grande partie. Prenez le cas d’une petite entreprise qui se développe sur trois ou quatre filiales. Nous retrouvons la problématique des multinationales. Comment gérer la qualité? Comment gérer le coulage? Comment gérer la distribution? Comment contrôler les gens qui tiennent la caisse? Ces rôles exigent une certaine forme de hiérarchie. Vous n’avez pas vraiment le choix.
Que pensez-vous du leadership bienveillant?
J’ai lu la dernière chronique sur ce sujet dans vos colonnes. En gros, le management bienveillant c’est le fait de parler avec bienveillance aux gens. Autant lire la Baronne de Rotschild.
Qu’entendez-vous par là?
C’est une question d’éducation et de bienséance, il n’y a rien de nouveau là-dedans. Un manager doit être sympa avec ses collaborateurs, bien sûr. Mais être sympa ne suffit pas, il doit aussi faire avancer les choses.
Etes-vous d’accord que le style directif du manager est aujourd’hui remis en cause?
Ce style directif a été remis en question depuis les années 1960. C’est une guerre permanente. Malgré cela, le pouvoir et l’autorité restent deux ingrédients indispensables du management. Il faut bien, d’une manière ou d’une autre, imposer aux gens d’arriver à l’heure, de partir à l’heure et de produire un certain nombre de biens qui soient dans le domaine de l’excellence.
Alors comment expliquez-vous cette tendance du management bienveillant et empathique. Ce changement de posture dont tout le monde parle?
La bienveillance est importante, ne me faites pas dire le contraire. J’ajoute simplement qu’elle ne suffit pas. Un manager est quelqu’un à qui on a confié une autorité dans son domaine. Grâce à cette légitimité, il doit faire avancer les choses. Cette dimension ne peut pas être oubliée. La dimension psycho-sociale du leader, qui est véhiculée par toute la littérature managériale française, n’est pas nouvelle. Elle est débattue depuis les publications de Crozier et Friedberg au début des années 1960. Donc ce mouvement du management bienveillant existe certes. Mais il se joue dans un cadre restrictif, ennuyeux et procédural.
Et ce cadre ennuyeux s’explique par la raison d’être de l’entreprise...
Oui, absolument. Pour générer des bénéfices, une entreprise doit suivre des règles assez strictes et peu agréables. J’ai observé de nombreux patrons et patronnes de PME qui avaient perdu cette autorité. Ils ont essayé d’être sympas, à l’écoute de leurs équipes et compréhensifs. Ces attitudes sont nobles mais ils en ont payé le prix.
Ils ont eu des problèmes?
Oui, des problèmes énormes. Car si vous ne répondez pas aux attentes de vos collaborateurs, ils finissent par partir, ils tombent malades et ils vous empoisonnent la vie. A un moment, il faut savoir dire «Halte! Voilà ce dont j’ai besoin en tant que patron ou patronne...»
Existe-t-il un profil psychologique type du manager charismatique avec une autorité naturelle?
(Rires) Le charisme, grande question! Est-ce que nous avons du charisme (soupire)... Je ne le sais pas. Ce que je sais, c’est que nous faisons avec ce que nous avons. J’ai rencontré des gens charismatiques, Bernard Tapie par exemple. On voit les résultats. Le charisme est très subjectif et surtout il est temporaire. Il vous servira jusqu’au moment où l’autorité au-dessus dira: vous êtes sympa et vous avez beaucoup de charisme, mais dorénavant nous allons faire autrement et, nous le regrettons, il n’y a pas de place pour vous dans cette nouvelle orientation. Je l’ai vu à plusieurs reprises. Des cadres qui avaient tout pour eux: grand, beau, intelligent... jusqu’au jour où la société s’est faite rachetée et là, paf, le couperet est tombé. Donc le charisme c’est bien, mais la clairvoyance c’est encore mieux.
Quelles sont les étapes pour acquérir cette clairvoyance organisationnelle?
Cela devient de plus en plus compliqué. Je discutais hier avec un cadre d’une grande organisation humanitaire. Il disait ceci: il y a quelques années, la géopolitique mondiale était assez facile à décrypter, il y avait les méchants d’un côté, les Russes, et les gentils de l’autre, les Américains. Et quand les deux camps se bagarraient, moyennant un peu de discussion, ils arrivaient à arranger les bidons pour que tout rentre dans l’ordre. Aujourd’hui, au niveau international, les forces en présences se sont complexifiées. Il faut désormais négocier avec des factions, des groupes et des sous-groupes, et chaque entité défend ses propres intérêts. Le management aujourd’hui c’est pareil.
Il s’est complexifié?
Oui, énormément. Et non seulement il s’est complexifié, mais cela devient très difficile d’anticiper ce qui va arriver.
Comment se traduit cette complexité sur le terrain?
Comme je l’expliquais plus haut, il y a désormais un headquater avec des centres, et des multi-centres à travers le monde. Cette organisation pose plusieurs nouveaux défis. Comment gérer ce réseau d’experts, qui parlent parfois un anglais approximatif; comment décoder les milliers de signes envoyés par les réseaux informatiques; la compétition avec les collègues, avec les collaborateurs; le pouvoir d’en haut qui impose des ordres souvent incompréhensibles. Voilà la réalité du management aujourd’hui. Je vois des managers qui ont de plus en plus de difficulté à décoder tout cela.
Revenons aux étapes à franchir pour préparer un manager à tenir son rôle?
Je donnerais qu’un seul conseil. Malgré toute cette complexité, un manager doit occuper le terrain. Ceux qui réussissent aujourd’hui savent occuper le terrain et ne se laissent pas submerger par cette multitude d’informations.
Et qu’entendez-vous par «occuper le terrain»?
Cela implique de ne pas se contenter d’être expert dans son domaine. En plus de cette expertise métier, le manager doit diriger ses équipes, s’occuper des relations publiques et cultiver ses réseaux.
Et tous ces différents rôles vont changer selon la situation?
Oui, absolument. En fonction du contexte, de son expérience et des réflexes qu’il ou elle aura développés.
Donc la posture change d’un jour à l’autre...
Oui, même d’une heure à l’autre. Et donc plus vous accumulez de l’expériences, plus vous allez vous battre – car le pouvoir implique une notion de combat. Cette dimension combative du pouvoir pose d’ailleurs pas mal de problème aux femmes. Car un manager doit savoir défendre son terrain et acquérir les bons réflexes. Et cela va très vite. Si vous loupez une porte, à l’image du skieur, vous serez rapidement hors course.
Donnez-nous des situations où le style directif est absolument nécessaire?
Je dirais que cet environnement complexe, instable et incertain, implique justement un leadership directif. Dans cet environnement, le manager ne doit pas se faire déstabiliser. Quand vous êtes confrontés à des jeux de pouvoir, il faut tenir le cap et résister à la tentation de se faire déstabiliser. Ce qui implique de bien savoir gérer ses émotions.
Et quelles sont les situations où c’est plutôt le laisser-faire qui est indiqué?
Dès que vous avez confiance en vos collaborateurs, il faut laisser faire. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas les surveiller.
Pour terminer, quelle est votre définition du pouvoir en organisation?
Je vois deux aspects: l’autorité et le pouvoir. L’autorité est une légitimité donnée. Vous êtes nommé journaliste et cette légitimité vous permet d’aller interviewer des gens. Cette légitimité vous octroie également un pouvoir. Celui de faire agir ceux qui sont sur le territoire qui vous a été confié. Et ce «faire agir» implique d’être capable d’exiger des comportements, des logiques et des résultats qui correspondent à vos objectifs.