"Les cadres intermédiaires sont submergés de projets liés à la crise"
La pression a considérablement augmenté dans les organisations. Les restructurations sont menées au pas de charge, alors que les effectifs stagnent. Ce qui impacte considérablement la charge du middle management. Le consultant Vincent Blanc livre son diagnostic.
Vincent Blanc, Morges, le 27 mai 2010. Photo: Olivier Vogelsang/disvoir.net
Elle double son effectif chaque année depuis 2007 (1, 4, 9, 15). La société de conseil en climat social et management Ismat Consulting, basée à Villars-sur-Glâne (FR) et dirigée par Vincent Blanc, 43 ans, croule sous les demandes. Parmi ses clients: les plus grandes administrations publiques, des hôpitaux et des grandes sociétés industrielles, horlogères et financières. Depuis la crise, la pression a augmenté dans ces grandes organisations et le middle management ne parvient plus à tenir le cap. Conséquences: hausse de l'absentéisme/présentéisme, problèmes de qualités et impossibilité à tenir les délais. Pour éteindre l'incendie, on appelle les consultants. «Nous sommes les Betty Bossy du consulting, sourit Vincent Blanc. Chez nous, pas de grands concepts et de bases théoriques, mais des outils pratiques et des conseils destinés au middle management». Car ce sont les cadres intermédiaires qui souffrent le plus des effets de la crise, estime-t-il. La situation est préoccupante. Son analyse.
Depuis la crise, vous constatez plusieurs dysfonctionnements sur le terrain, lesquels?
En cette période de pression économique, les organisations ne parviennent pas à utiliser correctement le potentiel de leurs collaborateurs, d'en tirer ce dont ils sont capables. Nous venons de mener un sondage auprès de 1000 cadres dirigeants. Si 98 pour cent d'entre eux s'identifient à leur entreprise, 60 pour cent déclarent souffrir de pression importante et sont contraints d'emporter du travail à la maison. C'est assez démonstratif!
Le potentiel humain est donc mal géré...
Oui. Il manque des pratiques qui permettent de le valoriser. Avec comme résultat un nivellement de la compétence. Les cadres supérieurs sont d'ailleurs confrontés au même problème. Ils ont au-dessus d'eux des Conseillers d'Etat ou des Directions générales qui imposent les demandes en estimant que c'est possible ou plutôt que c'est absolument impératif d'y arriver. La revue française «Cerveau&Psycho» a récemment mené une étude auprès de 70 tops managers qui ont été évalués sur leur capacité à prévoir la charge de travail et les délais. Résultat: plus de 300 pour cent d'erreurs! Imaginez l'écart, le manager annonce une livraison dans trois mois et le produit arrive sur le marché une année plus tard... C'est symptomatique, il y a un déphasage complet des priorités et des réalités entre les couches hiérarchiques. C'est du jamais vu!
Et cette situation se répercute sur les niveaux inférieurs...
Oui. Les cadres intermédiaires, N-2, N-3, ... sont submergés de demandes et de projets dans lesquels ils entrent sans réfléchir. Ils ne développent plus. Ils décident sans éléments, très souvent. Car on attend d'eux qu'ils solutionnent et qu'ils décident tout de suite. On le voit bien lors de nos interventions. L'autre jour, j'ai présenté onze projets de réformes de management dans une grosse entreprise. L'encadrement a consacré 40 secondes à la lecture de chaque projet. Le tout a été mis en boîte en huit minutes. Ils nous font une confiance absolue sur le bien-fondé des réformes proposées. C'est valorisant pour nous mais on aurait pu imaginer de se mettre autour d'une table avec deux ou trois personnes représentatives du quotidien pour discuter de la validité du plan d'action. Rien du tout. On met tout en place sans réfléchir et dans la précipitation.
Et de l'autre côté, vous avez des cadres prêts à relever le défi et très motivés mais qui, dans ces conditions-là, vont droit dans le mur...
Exactement. Pour faire face, ils créent des groupes de travail. Mais sept fois sur dix, tout est abandonné après quelques mois parce que d'autres priorités sont venues se greffer par-dessus. Donc ils empilent et ils empilent pour aboutir finalement à très peu de choses.
Vous conseillez des plans de priorisation, des méthodes de consultation-participation. Ce n'est pas très nouveau...
Peut-être, mais sur le terrain, cela n'existe pratiquement pas, et les entreprises ne savent plus, dans le contexte actuel, mener ce type d'action. Si vous consultez les cadres sur la faisabilité d'un projet, vous avez déjà fait un pas de géant. Car vous avez fait appel à ses compétences, à ses ressources. Les gens ont des idées et ont envie de les partager. Mais surtout, vous élargissez le champ de compétences qui soutient l'organisation. Ce n'est pas deux dirigeants qui peuvent porter mille gars. Ce processus de consultation n'existe pas dans les grandes organisations. Cela passe souvent par les consultants, ce qui est tout de même un comble!
Comment vont-elles s'en sortir?
Les organisations vivent dans la notion d'urgence perpétuelle. Pour fonctionner dans une équipe qui est surchargée (notez que toutes les entreprises sont surchargées), il faut régler quatre points. Le premier est la mauvaise ambiance. Elle est fondamentale. S'il règne dans une équipe de la tension, du mépris et de la mauvaise humeur, la performance va baisser. Il faut donc préserver le climat social à tout prix. Ensuite, il faut arrêter de déléguer la définition des priorités aux subordonnés! C'est le job du manager de clarifier ces priorités.
Tout cela est très bien. Mais on l'a déjà entendu des centaines de fois. Pourquoi en reparler aujourd'hui?
Parce que la montée en charge de la quantité de travail n'a pas été suivie par un ajustement des ressources. En clair, la marmite est pleine. On a des organisations où il manque des dizaines de collaborateurs pour faire le boulot. A côté de cela, les Directions générales exigent plus de processus, plus de gestion de l'information et plus de gestion des risques. Tout augmente autour du noyau «travail». Cela a gonflé non pas au carré de la surface mais au cube du volume. Il suffit donc de très peu de choses pour que tout implose.
Quels sont les signes extérieurs de cette surcharge?
C'est au niveau des résultats, en fin de processus, que le coût de ces surcharges se fait ressentir. Taux de non-conformité qui explose, les vols qui augmentent, absentéisme... Sans parler du présentéisme qui représente au minimum trois fois les coûts de l'absentéisme. Face à ces collaborateurs en démission intérieure, les managers accusent très souvent la paresse et le manque de motivation. Faux! C'est l'organisation qui est responsable.
Mais n'est-ce pas le rôle du consultant de peindre le diable sur la muraille pour ensuite venir éteindre l'incendie ...
Oui, peut-être. Mais les clients avec qui on travaille le mieux, ce sont souvent les clients qui ont peu de problèmes. J'ai des clients qui ont 3 pour cent d'absentéisme et qui veulent mettre en place un programme de bien-être au travail. Ce sont des gens qui ont résolu tout une série de problèmes et qui veulent se rendre encore plus performants. A l'inverse, c'est très difficile d'intervenir dans des organisations en souffrance. Ils n'ont souvent plus l'énergie pour aborder les changements organisationnels.
Les atouts du bon manager selon Vincent Blanc, directeur d'Ismat consulting Sàrl
Reconnaissance «En plus de la reconnais-sance liée au volume du travail, de l'engagement, du statut de la fonction et de la rémunération, nous insistons sur la reconnaissance «existentielle». Les collaborateurs ont besoin d'être reconnus dans ce qu'ils traversent. Cela ne veut pas dire qu'ils attendent des solutions, mais simplement que le manager se rende compte de la situation et fasse preuve d'empathie.»
Feed-back «Le développement des compétences naît par l'augmentation des connaissances de soi. Plus on peut donner du feed-back à une personne qui évolue, dans les difficultés et les succès, plus la personne va réussir à passer la barre au-dessus. Le feed-back, c'est le carburant des compétences.»
Consultation-concertation «Etre un leader charismatique n'est pas donné à tout le monde. Le levier le plus important pour développer la motivation des équipes est d'intégrer les gens dans la boucle de décision. Et il n'y a pas de risque à consulter les gens. La décision peut au final rester unilatérale, mais elle est prise avec le respect de la personne.»
Délégation «C'est l'art de mettre les gens au travail. Quand on est chef, on fait bosser les équipes. Il faut donc leur déléguer des missions, des tâches et des responsabilités. La délégation permet de descendre les projets et les changements dans l'organisation. La difficulté c'est que l'organisation va faire remonter des préoccupations du terrain et il y aura donc forcément une confrontation. Ce moment d'échange et de négociation fait trop souvent peur aux managers.»
Définition des attentes «Est-ce que vous savez ce qu'on attend de vous? Ce n'est pas évident. Il y a énormément de gens qui ne sont pas du tout au clair sur la nature de leur mission.»
«Les RH ne sont pas sortis de l’auberge»
Le consultant Vincent Blanc sur le positionnement des RH dans l’organisation.
«Aujourd'hui, les responsables RH doivent sa- voir tout faire. On leur demande de gérer des projets, de mettre en place des nouvelles procédures, de clarifier et résoudre les questions relationnelles et de veiller à la performance des équipes. A côté de cela, ils récupèrent les problèmes des managers qui ne veulent plus assumer leurs responsabilités RH. Ils sont à la fois médiateurs, formateurs et assistants sociaux. Ils sont amenés à intervenir partout et du coup, ils ne font rien de bien. Dans nos audits, les RH sont très mal notés dans la perception qu'en ont les collaborateurs et les managers. A leurs yeux, les RH sont trop éloignés des réalités et des besoins du terrain. De l'autre côté, les managers rechignent à endosser les nouvelles responsabilités RH qui leur reviennent. En clair, nous observons qu'un nouveau positionnement des DRH - encore plus stratégiques et moins ‹RH pompiers› - est désormais impératif pour qu'ils puissent atteindre leurs objectifs. Mais jusqu'à ce que ce transfert de compétences soit clarifié, les RH ne seront pas sortis de l'auberge.»