Le travail obstrué

Les dérives post-tayloriennes de l'organisation et du management

Depuis les années 1970, l'individualisation des rapports de travail s'intensifie, l'autonomie des acteurs s'étend et la gouvernance distribuée est à la mode. Ces tendances de fond causent plusieurs dommages collatéraux: la responsabilité de la performance pèse sur le travailleur, le contrôle s'intensifie et la beauté du geste professionnel passe au second plan.

La critique soixante-huitarde du modèle taylorien a-t-elle enfanté un monstre encore plus insidieux? En imposant son organisation scientifique du travail, l’ingénieur américain Frederick Taylor a dépossédé les ouvriers de leur savoir-faire et de leur autonomie. Pour décupler la productivité des usines américaines – et élever le niveau de vie des ouvriers – Taylor a asservi l’être humain en mécanisant sa contribution. La pénibilité du travail monte en flèche, les taux de rotation aussi.

Depuis la crise des années 1970 et l’éclatement des moules culturels des Trente Glorieuses, l’organisation du travail est entrée dans un cycle inverse, du bas vers le haut, écrit le sociologue français François Dupuy (Lost in management, éd. du Seuil, 2011, 284 pages). Pour stimuler la coopération et les groupes autonomes, l’entreprise commence à briser les silos.

Far West organisationnel

L’organisation devient une communauté, structurée en petits groupes, en cercles de 10 à 12 personnes. Le travail devient agile. Dans ce Far West organisationnel, c’est désormais le client qui dicte le rythme, d’où ce sentiment de changement perpétuel et d’accélération constante. Dans ce contexte de plus en plus fluctuant, les individus sont abandonnés à eux-mêmes, seuls à porter le fardeau de la performance et paradoxalement de moins en moins reconnus dans leur professionnalisme.

L’individu devient multitâche, capable de s’adapter à toute situation, mais aussi interchangeable et déshumanisé. Pour la sociologue du travail française Danièle Linhart (La comédie humaine du travail, éd. érès, 2015, 158 pages), cette capacité à s’adapter en permanence exige des collaborateurs qu’ils soient sans mémoire. Et c’est justement cette mémoire qui leur permet de mobiliser leurs savoir-faire pour passer du travail prescrit au travail effectif.

Individualisation

Pour Danièle Linhart, nous sommes passés de la déshumanisation taylorienne à une surhumanisation managériale du travail. Selon elle, sous prétexte d’empathie, de confiance et d’humanisation des rapports sociaux en entreprise, les directions individualisent le travail, empêchent la formation de collectifs et tiennent moins compte des métiers et du professionnalisme. Dans ce contexte, chacun est abandonné à lui- même, doit puiser dans ses ressources intimes pour ajuster sans cesse son travail au changement perpétuel et aux lois du marché.

Cette critique fait écho à celle du psychologue du travail Yves Clot (Le prix du travail bien fait, éd. La Découverte, 2021, 231 pages), qui pointe deux dérives: l’hygiénisme des politiques de santé au travail (on se focalise sur la personne plutôt que sur son travail) et un discours managérial qui idéalise l’écoute, l’empathie et la bienveillance.

Ce discours managérial invite les individus à se dépasser, à réaliser leurs rêves au bureau, à exister par et pour leur travail. Le travail devient religion. A contrario, Yves Clot estime que le vrai enjeu se situe autour du conflit sur les critères d’un travail bien fait. Pour Clot, ce dialogue social sur la réalité du travail permettra à l’organisation de vivre sainement. C’est ce dialogue qui mène vers la performance durable et la santé au travail.

L’entreprise délibérée

Au lieu de l’entreprise libérée, Yves Clot préfère l’entreprise délibérée (pour reprendre la formule de Mathieu Detchessahar). Cette discussion sur le travail implique des confrontations entre différentes manières de voir, de faire et de niveaux hiérarchiques. «Impossible de faire l’impasse sur ces confrontations si l’on veut maintenir le travail bien fait au centre. Plutôt que de se focaliser sur l’idée convenue de faire remonter les problèmes, au risque de ne pas toujours pouvoir leur donner suite, mieux vaut faire descendre l’organisation sur les problèmes pour les résoudre», écrit Yves Clot.

Pour François Dupuy, les directions d’entreprise et le management ont laissé filer le travail durant les Trente Glorieuses. Pour maintenir la paix sociale et une bonne image sur le marché, ces dirigeants ont renoncé au contrôle de leurs équipes. En réaction à cette période de laisser-faire, les comités de direction ont mis en place dès la fin des années 1970 un carcan d’outils de contrôle. À l’origine, tous ces processus (direction par objectifs et évaluation de fin d’année), ces reportings, ces systèmes d’informations et ces indicateurs devaient permettre de mieux coordonner l’activité. Elles ont en réalité rigidifié l’organisation et tué le sens, comme l’a bien montré l’anthropologue David Graeber dans son fameux Bullshit jobs de 2018.

Manager de proximité

Comme on a retourné sur sa tête l’organisation du travail pyramidal et taylorisé, le rôle du manager de proximité devient central. C’est lui ou elle qui est proche du terrain, de ceux qui font le travail. Reconnu et souvent nommé par ces pairs, le manager de proximité est un référent métier, une personne qui règle les problèmes dans l’urgence et qui comprend les exigences d’un travail de qualité.

Le problème, note François Dupuy, c’est que ces managers de proximité n’ont quasiment aucun pouvoir. Le pouvoir a été dilué dans les strates hiérarchiques au-dessus de lui. Ils sont donc contraints d’adopter des stratégies de retrait face à l’impossibilité de leur tâche.

Simplicité et confiance

La mode des modèles de gouvernance agile et horizontale ne doit pas se faire au détriment du beau geste professionnel et de la qualité. Un travail de bonne facture exige plusieurs conditions cadres. Les individus doivent pouvoir échanger entre professionnels sur les critères du travail bien fait. En plus du chef d’équipe, il s’agit donc de réinstituer des collectifs de travail.

La simplicité est clé également. Le besoin d’autonomie et de flexibilité des individus exige un cadre clair. Mais ce cadre doit réguler le travail et non l’empêcher de se réaliser. Plus les règles deviennent complexes et contraignantes, plus les individus se débrouillent pour trouver des poches de liberté qui leur permettront d’atteindre leurs objectifs.

Enfin la confiance. Confiance en l’éthique professionnelle des individus. À condition que les personnes soient à la bonne place et avec le bon niveau de compétence, partons du principe que chaque individu souhaite réaliser un travail de qualité. Confiance aussi en leur conscience morale. Dans un environnement de travail hybride et déstructuré, il suffit d’assurer un cadre clair et un cap qui a du sens.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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